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Histoire anecdotique du tribunal révolutionnaire

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II.
LE PEUPLE A L'ASSEMBLÉE

Barère, dans ses Mémoires patelins, publiés en 1842, un an après sa mort, emploie un terme curieux pour désigner les massacres dont nous venons de remettre sous les yeux du lecteur une rapide esquisse. Il dit «Les mélancoliques événements du 10 août.»

Le lendemain de ces mélancoliques événements, qui était un samedi, un membre de l'Assemblée législative, Lacroix, parut à la tribune. Ce Lacroix était un homme de haute taille, large d'épaules et bien campé. Lorsque, en 1793, sur la dénonciation de Saint-Just, il fut incarcéré au Luxembourg avec Danton et Camille Desmoulins, il essuya une mortification assez vive de la part d'un prisonnier, accouru comme les autres pour voir quelle contenance sait garder un Montagnard abattu. Le prisonnier en question était M. de Laroche du Maine.—Parbleu! s'écria-t-il tout haut en désignant Lacroix, voilà de quoi faire un beau cocher.

Inutile de dire que nous désapprouvons ce mot dédaigneux. Voici comment—pour en revenir au lendemain du 10 août—Lacroix parla à la tribune:

«Je demande, dit-il, qu'il soit formé dans le jour une Cour martiale pour juger tous les Suisses encore vivants, quel que soit leur grade; et, pour calmer les inquiétudes du peuple, en l'assurant que justice lui sera faite, je demande que cette Cour martiale soit tenue de les juger sans désemparer, et qu'elle soit nommée par le commandant-général provisoire de la garde nationale.»

Cette proposition fut adoptée.

La journée du samedi se passa, puis celle du dimanche. Emportée dans le tourbillon de cette séance permanente qui devait durer quarante jours, l'Assemblée législative ne songeait déjà plus à la Cour martiale dont elle avait autorisé la formation. Elle décrétait, décrétait, décrétait. Mais la nouvelle Commune de Paris était là, derrière elle, qui ramassait ses décrets et qui s'était chargée d'avoir de la mémoire pour deux.

En conséquence, la Commune de Paris jugea à propos d'envoyer, le lundi, deux de ses commissaires à la barre de l'Assemblée. Ils rappelèrent aux députés qu'on avait institué l'avant-veille une Cour martiale pour juger les officiers et les soldats suisses.—Les députés s'entre-regardèrent et convinrent du fait, après quelque hésitation.—Alors, joignant le conseil à l'avertissement, les deux commissaires, qui étaient pourvus d'insidieuses instructions, firent observer qu'il serait possible de donner à ce tribunal une telle organisation, qu'il jugerait «tous ceux qui voudraient coopérer à la guerre civile.»

L'Assemblée fronça le sourcil.

«On pourrait, ajoutèrent-ils, prendre pour le jury d'accusation quarante-huit jurés dans les quarante-huit sections de Paris, et quarante-huit autres jurés parmi les fédérés des départements. Il serait pris autant de jurés pour le jury de jugement. Cette haute-cour serait présidée par quatre grands jurés, pris dans l'Assemblée nationale, et deux grands procurateurs y seraient pareillement pris.»

La Commune de Paris avait, comme on le voit, son plan tracé à l'avance et ses dispositions arrêtées. Elle voulait que le Tribunal fût son œuvre, elle le voulait fortement. C'était la pierre d'assise de son édifice révolutionnaire.—L'Assemblée, qui se croyait encore toute-puissante, n'eut pas l'air de comprendre; elle renvoya simplement ce projet d'organisation à l'examen du Comité de sûreté générale, et elle congédia sèchement les deux commissaires.

Ce n'était pas l'affaire de la Commune, qui tenait à jouer le rôle de l'épée de Brennus dans la balance. Pourtant, en cette première occasion, elle insista avant de violenter; elle se fit tenace avant de se faire impérieuse. Le lendemain mardi, à six heures et demie du soir, elle dépêcha une députation qui vint demander «le mode d'après lequel la Cour martiale devait juger les Suisses ET AUTRES COUPABLES du 10 août.»

Et autres coupables! C'était déjà un renchérissement sur le décret du 11, qui ne mettait en jugement que les Suisses.

Et autres coupables! La Commune ajoutait cela comme une chose naturelle, sous-entendue, convenue…

Pressée si vivement, l'Assemblée législative ordonna que la commission extraordinaire présenterait,—séance tenante,—un projet de décret à cet égard. On pouvait croire de la sorte que la Commune se tiendrait pour satisfaite, du moins pendant quelques instants. Erreur! Tout était soigneusement organisé, ce jour-là, pour déjouer les faux-fuyants et empêcher les ambages.—A huit heures, plusieurs fédérés des quatre-vingt-trois départements se présentèrent à leur tour et «réclamèrent l'exécution du décret, ordonnant la formation d'une Cour martiale pour venger le sang de leurs frères.»

La Commune n'avait fait que demander; les fédérés réclamaient!

La menace n'était pas loin. Elle arriva. Une heure ne s'était pas écoulée qu'une seconde députation de la Commune était introduite à la barre, et s'exprimait en ces termes arrogants et précis:

«Le conseil-général de la Commune nous députe vers vous pour vous demander le décret sur la Cour martiale; S'IL N'EST PAS RENDU, NOTRE MISSION EST DE L'ATTENDRE

Un murmure général couvrit ces paroles. Les députés ne purent contenir l'expression de leur mécontentement.

«—Les commissaires de la Commune, répondit M. Gaston, ignorent sans doute les mesures que l'Assemblée a prises relativement à la formation de cette Cour martiale. Les mots: Notre mission est de l'attendre sont une espèce d'ordre indirect. Les commissaires devraient mieux mesurer leurs termes et se souvenir qu'ils parlent aux représentants d'une grande nation.»

Ce blâme infligé, l'Assemblée interrogea, au nom de la commission extraordinaire, Hérault de Séchelles, chargé du rapport.

Hérault de Séchelles, rappelons-le en quelques mots, était le neveu de Mme la duchesse Jules de Polignac, par qui il avait été présenté peu d'années auparavant à la reine Marie-Antoinette. C'était un fort bel homme, connu par ses bonnes fortunes et par son luxe tout aristocratique; c'était aussi un lettré: ses ennemis répétaient tout bas de petits vers anti-républicains tombés jadis de sa poche dans les allées de Versailles.—A l'époque dont nous parlons, il passait pour être dans les bonnes grâces de Mme de Sainte-Amaranthe.

Se conformant au ton de l'Assemblée législative, fort indisposée par les tyrannies de la nouvelle Commune, Hérault de Séchelles répondit évasivement que des difficultés nombreuses s'étaient élevées sur la formation de cette Cour, et que, dans tous les cas, le rapport de la commission ne pourrait être présenté avant le lendemain midi.

Thuriot, prenant ensuite la parole, crut qu'il n'était pas nécessaire de biaiser plus longtemps, et, profitant du mécontentement unanime, il s'expliqua avec franchise:

«—Cet objet, dit-il, ne regarde point une Cour martiale; c'est aux tribunaux ordinaires qu'il faut le renvoyer; car, d'après le silence du code pénal, la Cour martiale serait obligée ou d'absoudre ou de se déclarer incompétente. Je demande que vous rapportiez le décret pour la formation d'une Cour martiale, que vous renvoyiez l'affaire aux tribunaux ordinaires; et, comme il y a plusieurs jurés qui n'ont pas la confiance des citoyens, que vous autorisiez les sections à nommer chacune deux jurés d'accusation et deux jurés de jugement.»

Ces propositions furent adoptées.

La Commune comprit qu'elle avait été trop loin, mais elle ne regarda pas cependant la partie comme perdue. Elle se retira pour aviser de nouveau aux moyens de forcer le vouloir de l'Assemblée législative.

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