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Histoire anecdotique du tribunal révolutionnaire

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CHAPITRE IX.
ÉPISODE DES TREIZE ÉMIGRÉS.
UNE COMMISSION MILITAIRE.—LA TRIPLE ALLIANCE.—COSTUME DU BOURREAU.

L'épisode des treize émigrés offre des côtés tout-à-fait touchants, et l'on se demande le motif d'un tel déploiement de barbarie envers des jeunes gens dont quelques-uns avaient à peine vingt années. Ce motif, il faut le chercher dans la nécessité où l'on se croyait être de frapper l'esprit public par des images de répression nationale. Les treize émigrés dont nous parlons avaient été pris sur les frontières, les armes à la main; la loi était formelle: ils auraient dû être fusillés à l'endroit même de leur arrestation.—Néanmoins on les dirigea sur Paris, où ils arrivèrent le 19 octobre, un vendredi. On affecta de les transférer en plein jour à la Conciergerie, au milieu d'un nombreux et inutile cortége d'écharpes municipales. Voulait-on renouveler la scène des fiacres du Pont-Neuf, qui avait commencé les massacres des prisons? Nous serions tenté de le croire. Une certaine agitation se manifesta, en effet, parmi le peuple qui, pendant toute la journée et même pendant une partie de la nuit, ne cessa d'entourer la Conciergerie, en réclamant la prompte mise en jugement des prisonniers, au nombre desquels on faisait perfidement circuler le nom du prince de Lambesc. Ces ruses n'eurent pas toutefois les résultats qu'on en attendait. Un décret de la Convention nationale du lendemain nomma une commission chargée de prononcer immédiatement à l'égard des treize prévenus d'émigration.

Cette commission militaire, composée de cinq membres et présidée par le général Berruyer, commandant de toutes les troupes du département de Paris, s'assembla en audience publique au Palais-de-justice, dans la salle du jury d'accusation. Il n'y eut aucun murmure de la part des spectateurs lorsque furent amenés les treize émigrés.—C'étaient comme nous l'avons dit, de très-jeunes gens, d'heureuse physionomie, presque tous gentilshommes et revêtus encore de l'uniforme sous lequel ils avaient été arrêtés. L'instruction a révélé qu'ils s'étaient rendus sans résistance, et que quelques-uns d'entre eux s'étaient même jetés volontairement dans les postes français. Le premier que l'on interrogea, Dammartin-Fontenoy, répondit avec une grande douceur aux questions souvent bizarres qui lui furent posées par le général Berruyer:

—Quel âge avez-vous?

—Près de vingt-cinq ans.

—Où serviez-vous avant de quitter la France?

—Dans un régiment provincial que j'ai quitté en 1783; puis dans un régiment d'infanterie que j'ai quitté en 1785.

—Pourquoi avez-vous abandonné votre patrie dans un moment où vous pouviez la servir utilement?

—Je n'étais plus dans le service depuis sept ans; il y en avait trois que je voyageais: j'étais allé en Allemagne, où je comptais m'établir, et j'y étais effectivement fixé depuis deux ans.

—Vous saviez qu'il y avait eu une révolution en France?

—Je le savais, mais je ne la connaissais pas; d'ailleurs, il y en a eu quatre.

Ce mot ne parut pas produire une impression favorable sur les cinq commissaires, parmi lesquels figuraient un gendarme et un canonnier, Antoine Marly et Claude Sableau.

Le président continua avec humeur:

—Quelles armes aviez-vous lorsque vous avez été arrêté?

—Aucune, répondit Dammartin; quand j'ai vu la vedette à dix pas de moi, j'ai jeté mon sabre.

—Quel grade aviez-vous?

—Je n'en avais aucun; j'étais simple hussard. Notre corps marchait sans hostilité parce que tout Français sous les ordres des princes ne devait pas agir.

L'interrogatoire se poursuivit de la sorte, sans d'autre particularité qu'une apostrophe au moins singulière du commandant Berruyer. Impatienté de l'air calme du jeune Dammartin et de la précision de ses réponses, le général-président s'écria tout à coup:

—Parlez haut! vous êtes ici devant la République, car le peuple de Paris forme TOUTE la république!

Dammartin ne répliqua pas. Après une courte délibération, les cinq commissaires prononcèrent contre lui la peine de mort. Il écouta sa sentence avec cette attention d'un homme qui écoute une chose qui le concerne peu ou point.

Celui qui lui succéda, un ci-devant capitaine au régiment d'Esterhazy, âgé de vingt-sept ans, ne fit pas moins bonne contenance. Il convint qu'il était sorti de France au mois de juin dernier, mais il ajouta pour sa justification qu'il y avait été provoqué par son père, lequel l'avait appelé sur la terre autrichienne sous prétexte de lui rendre compte des biens de sa mère. «—Là, dit-il, mon père qui occupe un haut rang dans l'armée étrangère, me força, le pistolet sur la gorge, à quitter la cocarde. Je résistai; il me fit transférer à Luxembourg et jeter dans une prison, d'où je ne sortis qu'après avoir donné ma parole de m'attacher au régiment de Berchiny. Je n'ai jamais servi que comme volontaire, et je n'ai assisté ni à la prise de Longwy, ni à celle de Verdun. J'ai continuellement cherché tous les moyens de m'échapper, jusqu'au jour où, de mon propre mouvement, je me suis rendu, avec un domestique et un camarade, à un brigadier de chasseurs.»

Bien que raconté avec un accent de sincérité qui ne pouvait être suspect, ce drame de famille, dont les guerres politiques ont offert de nombreux exemples, laissa froide la Commission militaire.

—Citoyens, dit le général Berruyer, d'après les moyens de défense et les réponses aux interrogatoires faits à Joseph-Alexandre Dumesnil, accusé d'émigration; et aussi d'après l'art. 3 du titre Ier de la seconde partie du Code pénal; et l'art. 1er du décret de la Convention nationale en date du 9 de ce mois, mon opinion est que ledit Dumesnil soit puni de mort.

Alexandre Dumesnil fit place à un tout jeune homme, presque un enfant, doux, résigné, qui déclara s'appeler Miranbel de Saint-Remy, et être âgé de dix-neuf ans seulement. Il avait quitté son pays par suite des menaces de ses voisins, qui voulaient incendier sa maison,—mais la Commission ne regarda pas cela comme une excuse,—et depuis deux mois il était garde du corps de Monsieur. Remarquons à ce sujet une facétie que crut devoir se permettre le président:

—Vous avez, dit-il à l'accusé, gardé Monsieur; il aurait bien mieux valu nous l'amener.

On conviendra que le moment était mal choisi pour se permettre un jeu de mots, quelque soldatesque qu'il fût. Le jeune Miranbel crut un instant que c'était là un pronostic de clémence; il se trompait: lorsque le général et les quatre commissaires eurent suffisamment ri de leur spirituel à-propos, ils le condamnèrent à la mort d'une voix unanime. L'enfant, comme ses deux prédécesseurs, entendit son arrêt avec courage.—Un autre de vingt-un ans, Maurice Santon; un autre encore de vingt ans et demi, Jean Béon; les deux frères Godefroy, l'un garde-du-corps, et l'autre officier de marine; le sieur Gauthier de la Touche, conseiller au parlement de Bordeaux, et enfin le sieur Saint-Hillier subirent le même sort. Ils montrèrent tous une assurance digne des serviteurs du roi.

L'interrogatoire de Saint-Hillier fut signalé par un quiproquo qui aurait été plaisant en toute autre circonstance, et que l'adresse de l'accusé fit ressortir. On avait trouvé sur lui un mémoire portant ce titre: Compte payé par la triple alliance, et dans lequel on avait naturellement vu une pièce de conviction. La triple alliance! cela était évident, ce ne pouvait être que l'alliance du duc de Brunswick, de Frédéric et de François. Les juges triomphaient. Mais Saint-Hillier, qui avait souri pendant cette explication, essaya de les désabuser par un récit que le tour aisé de son langage sut rendre intéressant:

—J'étais à Versailles, dit-il, lors des événements du 6 octobre 1789, quand le peuple, conduit par une bande de femmes, vint y chercher son roi, pour le ramener en triomphe à Paris. Je me trouvais à l'infirmerie des gardes-du-corps, lorsqu'on m'avertit des dangers qui nous menaçaient; quoique souffrant, je m'évadai par dessus les murs, en compagnie de deux de mes camarades, malades comme moi; nous courûmes les plus grands périls et nous risquâmes de perdre vingt fois la vie dans le hasardeux chemin que nous avions adopté. Enfin, nous descendîmes dans un couvent de religieuses; ces courageuses filles s'empressèrent de nous offrir une hospitalité dont nous avions doublement besoin, à titre de fuyards d'abord et à titre de malades ensuite. Nous demeurâmes deux jours dans cette sainte maison, au bout desquels nous résolûmes de gagner Paris. Mes deux compagnons de voyage n'avaient point d'argent, mais on conçoit que l'aventure dont nous venions d'être les héros avait resserré les liens de notre connaissance. Conséquemment je m'instituai le banquier de la compagnie, et ce fut moi qui subvins aux dépenses de la route ainsi qu'au séjour dans la capitale. Toutefois, par un sentiment de délicatesse, mes deux amis exigèrent que je tinsse une note exacte de ces dépenses; voilà l'origine et l'histoire de ce papier trouvé sur moi, et intitulé: Compte payé par la triple alliance,—la triple alliance était un sobriquet dont, en badinant, nous avions affublé notre association.

Les membres de la Commission militaire avaient écouté Saint-Hillier avec une incrédulité visible. Si ingénieuse que fût cette narration, rien ne leur en garantissait la véracité. Ils tournèrent et retournèrent encore entre leurs mains le mémoire soupçonné, puis ils finirent par condamner Saint-Hillier comme ils avaient condamné les autres.—Sur ces treize émigrés, on en acquitta cependant quatre. Il est vrai que c'étaient quatre domestiques. Ces pauvres diables avouèrent qu'ils n'avaient suivi leurs maîtres à Coblentz que dans l'espoir d'être payés des gages qui leur étaient dus. Ces domestiques devaient être de la famille de Sganarelle qui s'écriait en voyant l'enfer engloutir Don Juan:—Ah! mes gages! mes gages! Ainsi durent-ils s'écrier à leur tour, en voyant les neuf émigrés monter à l'échafaud.

L'exécution se fit sur la place de Grève, le mardi de bon matin, en face de la grande porte de l'Hôtel-de-Ville, au-dessus de laquelle flottait l'immense drapeau orné de cette inscription: Citoyens, la patrie est en danger. Les neuf jeunes gens montèrent et se rangèrent à la fois sur l'échafaud; ils conservèrent le même calme que pendant les débats et leurs regards se portèrent avec curiosité sur les croisées d'alentour. Neuf fois, le panier-cercueil disparut dans la trappe pratiquée sur un des côtés de la plate-forme.—Une gravure, qui retrace cette scène, nous montre le costume de l'exécuteur et de ses aides, costume encore décent: chapeau rond, habit et culotte courte. Bientôt, on les verra adopter les modes du peuple: le bonnet rouge à large cocarde, la carmagnole et le pantalon rayé.

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