Jésus
CHAPITRE VIII
1. — Les jours, et les semaines, et les années.
2. — La joie de vivre ajuste à peu près à mesure, les matins et les soirs.
3. — Mais ils tombent un à un dans le passé. On les compte, si on veut, mais les chiffres ne sont que les paroles de la mort.
4. — Ce qui fut est immuable et glacé. Dieu lui-même ne pourrait pas disjoindre les deux bouts de l’éclair qui a lui.
5. — Chaque nuit se met par dessus tous les jours qui furent, et les garde. Nous ne sommes toujours qu’un dernier jour ou qu’une dernière nuit universelles, et que la montagne de notre héritage,
6. — Comme ces échappés à la désolation, que le prophète a montrés d’avance, éparpillés sur les hauteurs de Sion.
7. — Et le dernier jour viendra comme un voleur pendant la nuit.
8. — Je m’appuie sur le travail, et je fais des choses pour les autres.
9. — Le long des murs de l’atelier sont debout les tranches charnues et odorantes des arbres.
10. — J’aime le bois, avec sa dure chair écorchée, et les différences de l’un à l’autre.
11. — Par la porte ouverte, je vois les passants qui vont s’effaçant, dévorés par le blanc du ciel.
12. — Et, accroupie, la vieille qui tourne le fil.
13. — Car ses mains sont deux araignées.
14. — Et aucun petit travail n’est petit.
15. — Il ne faut jamais se mettre en colère dans le travail ni avoir de l’impatience. Ou alors, la main devient ivre et l’on n’est pas heureux. Le bon ouvrier est celui qui a conquis le calme. Il ne faut pas que le bois et l’outil se disputent, mais que ce soit entre eux une conversation. Et quand on a fait quelque chose, on voit que cela est bon. Et on est récompensé par la présence de ce qui est fini.
16. — J’ai porté chez des gens des tables et des coffres, et des lits, ces choses qui ont un ventre, et ai pénétré dans les maisons, qui sont, chacune à sa manière, attiédies par des respirations, et de seuil en seuil, je recevais l’image de la ressemblance et de la différence de nous tous.
17. — J’ai vu que tous les gens, qui attendent la Révolution, attendent, par dessous, quelque chose à eux, qui est le bonheur. Ils ont ainsi deux bonheurs l’un dans l’autre, pour être plus sûrs.
18. — Mais ils se figurent que le bonheur est un objet parfait placé en avant d’eux.
19. — Quand j’aurai un nouvel enfant ! dit l’un.
20. — L’enfant, à côté de qui tout est vieux et indélicat. A qui sa mère dit : Tu es bien différent des autres (c’est là le génie des mères). Mais elle sait pourtant que la maternité finit mal : Plus tard, dit-elle, il ne sera plus mon enfant, et je serai encore sa mère.
21. — Quand j’aurai ce champ ! dit l’autre. Et ils disent : je serai enfin heureux.
22. — Et ils s’usent à attendre de palper cette idole, à savoir : le bonheur ; ils attendent, l’œil crevé, et pendant ce temps, le bonheur passe, passe, passe.
23. — Car le bonheur n’est pas une chose faite d’une pièce comme on croit, mais un mélange de bonheur et de malheur.
24. — Qui sont en nous.
25. — Car espérer, c’est avoir sans avoir.
26. — Et avoir, c’est n’espérer plus,
27. — Puisque l’espoir est le sourire du malheur.
28. — Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés.
29. — Malheureux ceux qui sont consolés, car ils ne peuvent plus pleurer.
30. — Mais celui qui a été tenté, garde une couronne. Heureux les malheureux qui ont beaucoup aimé !
31. — Et jadis dans le cœur de l’aveugle était le génie de lumière.
32. — Il y avait une toute jeune femme de Magdala, qui s’appelait Marie, et on la voyait tantôt ici et tantôt là.
33. — Et je la désirai.
34. — Ses yeux de miroir noir dans sa figure sombre, sa chevelure fleurie d’herbe, ses jambes de bronze chaud, et tout le poids de sa personne.
35. — Je pensais à elle à travers ses vêtements.
36. — Elle était très dévergondée, et tous les jeunes gens avaient satisfaction d’elle, et tous connaissaient ses seins et son ventre, et les phrases roulées par ses baisers.
37. — Mais quand je me présentais à mon tour devant elle, elle me repoussait et se sauvait loin de moi.
38. — Il y en eut une autre que je connus entièrement.
39. — Et je ne me rappelle pas son nom.
40. — Avant de la dévêtir, j’étais transporté de joie à cause des préparatifs de nos deux corps.
41. — Mais après la boucherie de la peau, nous eûmes une lourde honte.
42. — Car l’homme et la femme recommencent toujours Adam et Eve.
43. — Et le désir vous rend fou de quelqu’un, et la voix se gonfle.
44. — Et l’idole se vide et se brise en morceaux.
45. — Je dis : Qu’avons-nous fait !
46. — Et nous cachâmes nos plaies.
47. — Et nous nous regardions avec haine, parce que c’est le contraire de l’amour.
48. — Elle me dit : Nous avons piétiné l’amour avec nos pieds.
49. — Mon cœur lui répondit : Je ne t’aimais pas. J’ai seulement eu besoin de toi. Et toi, m’aimais-tu, pour oser parler ainsi ?
50. — Elle mit alors sa figure dans ses mains.
51. — Et voyant qu’elle était honteuse de sa figure qui était son esprit, et la cachait comme Eve avait caché son corps,
52. — Je lui dis : Pourquoi ? Quel mal avons-nous fait ?
53. — Car c’est, maintenant, par sa souffrance qu’elle me tente, et que je tremble d’elle, et sur les ruines de nos corps et du terrible plaisir balayé, et de l’égoïsme d’amour, la pitié de tendresse est inventée, la douceur double. Ne vois-tu pas qu’avec deux, l’amour des sens fait un et un, mais que la pitié fait un ?
54. — Car Dieu sera mêlé à notre ciel, a-t-on dit, le jour où nous nous déshabillerons et n’aurons plus honte. La sensualité a honte de savoir, la pitié a honte de ne pas savoir.
55. — Et moi, j’ai honte de te regarder avec les yeux de l’amour mort.
56. — Car tu es toi.
57. — C’est ainsi que nous nous cherchâmes et nous réunîmes, nous qui, tout en restant là, étions partis loin.
58. — Or, nous étions assis sur une pierre, et je voyais le grand arbre qui fait la tête du village, et une étoile un peu au-dessus.
59. — Voici que ma pitié va profond comme un couteau, et voici que je dis : le sang de ton âme.
60. — Je voyais entre ses doigts son regard qui était abattu.
61. — J’écartai ses mains appuyées sur sa figure.
62. — Et j’avançai ma bouche vers la sienne pour toucher son cœur.
63. — C’est alors qu’elle me dit, comme Agar à Dieu : Tu es le Vivant qui m’a vue.
64. — Elle dit encore, comme Agar dans le désert :
65. — N’ai-je pas aussi vu celui qui me voyait ?
66. — Ses lèvres, qui étaient sur sa figure nue quelque chose de nu, firent :
67. — Tu es la bonté.
68. — Je ne suis pas cela. Mais nous le sommes.