Jésus
CHAPITRE XXXII
1. — Toute la journée il n’y eut rien contre moi.
2. — Il faisait beau temps, les campagnes étaient radieuses. Mais pour moi, c’était trop tard pour goûter cela.
3. — Et le soir vint comme les autres. Et quand il fut là, je me dis : C’est cette nuit que tout sera consommé.
4. — Comme j’allais lourdement, ne sachant que faire, car j’avais trop peu de temps devant moi, je vis Judas Iscariote.
5. — Il méditait sombre, rancuneux, en grinçant des dents.
6. — Quand il me vit, il me dit aussitôt :
7. — J’ai quelque chose contre toi.
8. — C’est embêtant, ce que tu as dit dans ton sermon du Temple et que tu avais déjà dit dans ton sermon sur la montagne, à savoir qu’il faudrait que le peuple s’occupe lui-même de son affaire.
9. — Seigneur, tu aurais mieux fait de te taire. Ou de parler d’autre chose. Voilà : j’ai examiné la chose, et elle est comme je te le dis. Ecoute-le et considère-le pour ton bien, Rabbi.
10. — Ne mêle pas César à ton évangile. Parle de l’esprit, et laisse César où il est.
11. — Je dis : Ami, ces choses ne vont pas ensemble.
12. — Il dit : Qu’est-ce que ça fait ? Ça ne se voit pas au premier abord. Soyons dans le milieu. Toutefois, marchons sur le côté.
13. — Je compris plus avant, que les tentations les plus graves sont celles qui n’ont pas l’air de tentations, et que cet homme était loin de moi et contre moi, encore que pas méchant.
14. — Parce qu’il se couvre toujours de la petite chose immédiate, et qu’il a l’air d’avoir raison.
15. — Quand il est là, il me semble que tout le monde est là, à l’encontre de moi.
16. — Je disais : C’est comme si je me cognais à un arbre.
17. — Non, c’est comme si je me cognais, la nuit, à la forêt.
18. — Mon angoisse devint cent fois, mille fois, plus grande.
19. — Alors désespéré, je redevins comme un enfant, et j’appelai ma mère, et mes pas me portèrent pour aller la trouver.
20. — Elle était chez des gens amis, de Béthanie.
21. — Dans le village, la vie tranquille du jour s’achevait. La journée de tous fut bien remplie. Ils rentrent, chacun dans son lieu, ils sont paisibles. L’odeur de leurs jardins vient à leur rencontre. Ils disent au vent du soir : donne.
22. — Le soir est la meilleure saison du jour.
23. — Et tout est encore plus beau que tout.
24. — Je préfère tout.
25. — Mais moi j’étais l’hiver et j’apportais l’hiver, car chacun refait, à chaque heure, le monde à son image.
26. — Les choses semblent revêtues de beauté. Mais leur beauté n’est que la charité du passant.
27. — Et la nuit, c’est fermer les yeux.
28. — Il faudra tout de même une douce longueur de temps pour que le temps use les lumières de ces maisons.
29. — Mais tout cela dont ils jouissent, c’est fini pour moi.
30. — Je ne marcherai plus ici, ni là. Je suis au moment où chaque pas dit adieu.
31. — Et voici qu’un vieux homme descend lentement un escalier. Il le remontera. Celui qui descend au sépulcre ne remontera pas.
32. — Dans une maison, derrière le rideau de la porte, un chant heureux répand son parfum d’immortalité.
33. — La maison profonde, avec ses ouvertures fermées. Pour ceux qui vivent dedans, c’est une chose. Pour ceux qui passent, n’est-ce pas une créature ? Et parce qu’il a plu, ce mur a pleuré.
34. — Une jeune fille marche à ma rencontre. Pourtant, puisque je m’en vais, elle s’en va aussi.
35. — Ici, où on s’attarde, il y a une lumière allumée, qu’on voit. A côté de la lumière, le carré de la maison et la palme sont tout bleus.
36. — Comme le monde était bleu !
37. — J’aime.
38. — Mon Dieu, mon Dieu.
39. — En pensant à ma destinée qui aura passé si vite, j’ai laissé échapper comme un enfant : mon Dieu.
40. — C’est ma bouche et mon regret qui ont parlé, malgré moi.
41. — Je vis ma mère qui était assise, et lui parlai des grandes choses : Voici : je me suis dressé contre le monde.
42. — Elle sortit, à gros efforts, de l’effacement où elle était toujours, et prise d’humilité de parler de ces choses, elle rougissait.
43. — Et même elle laissa le vaisseau où elle préparait à manger.
44. — Et elle dit : Il ne faut pas différer des autres. On commence à trouver drôle que tu cries contre ce qui se passe.
45. — Sans doute, quand les gens t’écoutent et te rendent grâces, on est fier.
46. — Mais d’autres disent que tu n’es pas du tout un bon Juif.
47. — Comme je ne disais rien et que les instants passaient, elle se mit à frotter avec ses doigts durcis, une marmite qu’elle avait posée sur ses genoux, pour ne pas perdre de temps, parce que le soir venait et qu’il devait apporter à manger.
48. — Elle dit : Ce serait si bien, si on disait : Marie, tu es la mère de Jésus, un honnête ouvrier dont personne ne parle.
49. — Au lieu de cela, on dit, mon petit : Ce Jésus-là, c’est un sans-patrie. Il ne respecte pas assez les gens en place et les propriétaires. Il est un communiste.
50. — Je ne sais pas, moi, mais on le dit.
51. — Laisse donc les choses comme elles sont. Elles vont très bien, je t’assure, crois-moi. Sois sage.
52. — Elle me regarda, pour me décider, avec des larmes brillantes entre ses paupières.
53. — Et j’étais prosterné, à cause de ma grande angoisse, devant celle qui m’a donné tout ce que j’ai.
54. — Je n’ai pas choisi ma mère. Qu’y a-t-il de commun entre elle et moi ?
55. — C’est la femme que j’ai vue face à face ; voilà ce qu’il y a de commun entre nous.
56. — La mère plie ses petites épaules de femme.
57. — La patience de ses baisers amollirait les pierres.
58. — Au lieu de répondre, je me rappelais cette Astaroth d’Ananias, qui l’avait tentée un jour, avec son petit enfant doré.
59. — Et, faisant un rapprochement entre la mince beauté fabriquée de la déesse, ornement parfait et suspendu, et la pauvre maternité de ma mère aux yeux noyés, où l’étoilement s’enracinait, je me pris à murmurer : la déesse Marie, et dans ma détresse, je souris tout bas.
60. — Je lui dis adieu, et son visage était déjà taché par la nuit, et je repris le chemin de Gethsémani, et les habitants du village s’effacèrent, moururent, et le cri qui avait commencé tout à l’heure dans ma gorge s’acheva : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?
61. — Et c’était une tentation, venue des Grands Livres.
62. — C’était le déchirement de la parenté qu’on n’a pas pu s’empêcher de voir : mon Père…
63. — Mon Père, qui êtes aux cieux, vous rendez le son de toutes nos douleurs.
64. — Et je sentis pourquoi on croit en Dieu.
65. — Si j’étais fou je croirais en Dieu.
66. — La lune était grande ouverte sur le mont des Oliviers, et il y avait dans la grange où étaient mes disciples au milieu de la paille, un carré de lumière à cause d’un trou du toit.
67. — Et autour c’était noir, mais on voyait la masse de leurs corps endormis.
68. — Je les touchai et ils s’éveillèrent en résistant.
69. — De quoi avaient-ils parlé avant de s’endormir ? Ils se turent, ensuite avouèrent qu’ils avaient discuté qui d’entre eux plus tard serait le plus grand.
70. — Ils savaient, ils avaient communié avec moi dans l’adieu, et ils avaient parlé de cela.
71. — Et puis ils s’étaient endormis, fatigués d’avoir vécu un jour.
72. — Ils se frottèrent les yeux, et ils se rendormirent de toute leur pesanteur d’hommes, au bord de cette blancheur qui, par terre, était le bout de la lumière.
73. — N’auraient-ils pas pu veiller avec moi cette nuit ?
74. — Mes pires ennemis, ce sont ces pauvres gens à vue courte. Ils ont appliqué, aussi bien qu’ils ont pu, leurs paroles sur les miennes.
75. — Mais ils me trahiront à cause de leur médiocrité.
76. — Simon Pierre lui-même me reniera. Il me reniera devant les gens. Même tout seul, un soir, il me reniera. Mais il aura tout de même peur de ce qu’on lui aura fait penser, et il regardera ce soir-là, vers moi. Et moi je ne serai pas près de lui. Et, parce qu’il ne m’entendra pas, ce soir-là, chez lui, il croira que je l’écoute. Il aura peur, et, pour lui, je serai partout, sauf à l’endroit où il sera.
77. — Et Jean, le plus pareil à moi, celui dont le regard m’a apporté l’illusion d’un miroir, celui qui si souvent, la tête baissée et les yeux levés, me contempla, il me trahira aussi, et ne sauvera pas mon souvenir.
78. — J’ai donné à la vérité invisible le seul bien que j’ai : ma vie. Et maintenant, ma vie n’est plus à moi.
79. — Et en pensant à cela, j’ai pleuré dans la grange où j’étais seul.
80. — Et tombé sur mes genoux, je voyais mes deux mains crispées, car l’homme désespéré ne voit pas souffrir sa figure, mais ses mains.
81. — Cependant un autre disciple, à qui je n’avais jamais prêté beaucoup d’attention, veillait près du mur, et j’entendis d’abord seulement sa voix dans l’ombre, qui me dit : Moi je n’ai pas dormi.
82. — Ce jeune homme fut hors de l’ombre, vint à moi, se prosterna devant moi dans le carré de lumière qu’il y avait, et me glorifia en me disant tout bas :
83. — Je t’adore parce que tu n’es pas un dieu. Si tu étais un dieu, que t’importerait de souffrir pendant quelques heures et de mourir d’apparence ? Si tu étais un dieu, tout cela pèserait bien peu dans ton éternité et ton rayonnement, et qui pourrait sans être insensé, parler de ton sacrifice ?
84. — Si tu étais Dieu, où serait ta bonté ? Il n’y aurait plus là que des jeux divins.
85. — Et je te demande pardon, à toi, si grand, et si exposé, et qui ne ressusciteras pas, de ce que je t’ai méconnu, et de ce que je t’ai parfois, considéré comme un dieu.
86. — Marie-Madeleine fut là aussi, blanche dans la nuit et belle comme le jour, et sa beauté était nue de bijoux.
87. — Une grande exaltation la faisait se dresser sur la pointe des pieds ; et les gens disaient depuis quelque temps qu’elle était reprise par les sept démons comme autrefois.
88. — Elle me dit qui j’étais :
89. — Elle me dit : Il est venu un homme qui a élevé dans ses mains, pour les montrer, la souffrance, la misère, et la grandeur humaines.
90. — Tu as annoncé les choses qui étaient cachées depuis le commencement du monde.
91. — Tu as semé ceci : Croyez pleinement à vous-mêmes, refaites la vie selon votre image, et vous serez sauvés.
92. — Que chacun maîtrise son Dieu, que tous maîtrisent leurs rois.
93. — Et tu as divinisé.
94. — Et tu fus adoré par moi tout entière, pas seulement par mon corps, le bord de moi.
95. — Je suis resté cachée à toi comme mon cœur est caché en moi. Car, sans rien me dire, tu m’as demandé de souffrir.
96. — Je reste le monument de celui qui m’a parlé.
97. — Et que ta lumière soit !
98. — Quand cette femme se fut tue, et que je n’entendrais plus sa voix, je connus que j’ai passé sur la terre pour n’avoir que ce seul disciple.
99. — Et je ne l’ai eu seulement que par la magie de son cœur.
100. — Et peut-être aussi cet autre qui n’avait pas voulu mutiler la beauté du regret, et qui justement s’approcha et dit, tendant vers moi son bras bleu et pâle comme la lune :
101. — Voici l’homme.