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CHAPITRE XXI

1. — J’entendis les discours de Misçaël qui était des nôtres depuis peu :

2. — Comment répondre quand on dit : Si Dieu a tout créé, il a créé aussi le mal ?

3. — Jean Zébédée répondit tout de suite comme quelqu’un qui a déjà réfléchi à la chose : On ne peut pas répondre à cela, et il faut parler d’autre chose.

4. — Didyme, qui en avait gros sur le cœur, et qui était toujours mécontent (et je l’aimais pour cela), intervint avec colère :

5. — Pourquoi l’homme bon mène-t-il une vie courte et pleine d’ennui ? Il crie et il n’y a pas de jugement. Il prie comme quelqu’un qui parle tout seul. Puis il perd ses forces et il expire, il se couche par terre, et où est-il ?

6. — Et pourquoi, ainsi que Job l’a demandé, les méchants vivent-ils et vieillissent-ils en méchanceté et en prospérité ? Pourquoi ce Job, le même qui a demandé cela, a-t-il été endeuillé, dépouillé, et pourri à vif, et a-t-il dit à la fosse : Tu es mon père, et aux vers : Vous êtes ma famille, — pour que Dieu et Satan pussent faire un jeu et un essai avec lui ?

7. — Car la souffrance, dit Didyme, est ineffaçable, et quelle est la raison pour laquelle l’innocent puisse être, même pendant un instant d’instant, traité en malfaiteur ? N’y aurait-il qu’une goutte de sang sur la terre, devrait-elle être versée ? Cette goutte de sang n’est-elle pas aussi lourde que toute la bonté ? Et puisque la souffrance est une œuvre vaine, pourquoi Dieu l’a-t-il créée à travers les chairs et les os de l’homme ?

8. — Et Didyme cria à haute voix, selon sa nature : Les épreuves sont des abominations.

9. — Comme il était entraîné sur la pente de lui-même, il clama : N’eût-il fait que le mal ! Mais pourquoi a-t-il condamné à mort ?

10. — Seigneur, créateur incessant des cadavres !

11. — Mais il se tut en entendant les murmures par lesquels les autres murmuraient contre lui.

12. — Nathanaël dit : Nous ne saurions rien dire à cause de nos ténèbres, et si quelqu’un veut en parler (de Dieu, et du mariage de Dieu et de la souffrance), il en sera comme englouti.

13. — Car l’homme n’est rien, et se justifier, ou expliquer, ce serait se jouer du Dieu de l’ordre établi, et se poser comme l’égal de celui dont Job, le géant de l’Ecriture, a dit : Même s’il me répondait, je ne croirais pas qu’il m’a écouté.

14. — Je dis : Quand on a dit que Dieu a tout fait, on est obligé de mentir à ce qu’on a dit, et d’ajouter : d’autres que lui ont fait le mal. D’autres : ceux qu’il y a : nous autres. Et on explique la souffrance et la mort par le mal.

15. — Mais c’est expliquer la nuit par l’ombre.

16. — Cette affirmation troubla ceux qui étaient là. Je vis qu’ils songeaient avec terreur à ces doctrines idolâtres basées à la fois, également, sur le blanc et le noir.

17. — L’un dit : Ces choses ne doivent pas être dites. Et j’en vis qui, au dedans d’eux, se retiraient de moi.

18. — Car ils voyaient un trou se faire dans l’espace.

19. — Mais je dis : C’est la preuve criante que tout est en nous.

20. — Nous avons en nous le gouffre de douleurs, et la source de vérité et les sources d’erreur. Et nous tenons aussi la royauté de désobéir, et la royauté d’obéir. Alors, crions droit.

21. — Et ils voyaient le commencement changer de place.

22. — Ils baissaient la tête et ne me regardaient plus, de peur de voir.

23. — Et ces hommes étaient ébranlés comme des montagnes.

24. — Tout cela, que je dis, est écrit en moi.

25. — Et en eux. Je dirai ce qui est écrit en moi et dans les entrailles de la foule. Et je le crierai sur les toits.

26. — La parole d’une foule, c’est un parleur.

27. — Il faut parler. Il faut dire ce qui est, même si beaucoup de bouches ont parlé autrement.

28. — Même si toutes ont parlé autrement.

29. — Si je me tais, je meurs. Mais ayant parlé, si je meurs je ne me tais pas.

30. — Une voix m’est revenue le soir tandis que je méditais seul, une voix que j’avais entendue dans la journée, la voix familière d’une tête penchée vers moi, qui disait :

31. — Jésus, tu ne dis que des choses simples, mais elles sont trop simples. Alors, ta présence est redoutable, et quand on vit auprès de toi, on est écrasé.

32. — Parce que tu es maître des yeux.

33. — O toi, plénitude de ce que je vois !

34. — Et l’autre était triste parce qu’il avait oublié : J’ai oublié, j’ai oublié. La douleur elle aussi, m’a quitté, et laissé seul comme un mort. Ces choses d’il y a vingt ans, cette femme et cet enfant qui m’enlaçaient, je les ai oubliés comme le fond des âges. Et c’est à peine, hélas, si je sais encore que j’ai été malheureux.

35. — Et sa détresse cherchait ma main, pour s’enrichir.

36. — Mais Lazare qui naguère, n’avait jamais pu souffrir, m’a dit un soir : J’étais mort, et tu m’as ressuscité.

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