Jésus
CHAPITRE XXX
1. — Tout était couvert d’une toile de soleil, et empli de joie, lorsque j’entrai à Jérusalem pour retrouver le peuple auquel j’avais donné rendez-vous.
2. — J’étais monté sur le poulain d’une ânesse et mes disciples agitaient des palmes, et les gens accouraient, disant : Qu’est-ce que c’est ? et semblaient heureux de me regarder.
3. — Et le rêve noir se dissipait en moi à cause des prodigalités du soleil.
4. — Et un aveugle assis sur une pierre, demande ce qu’il y a, et alors, tournant à peu près vers moi sa face où l’ombre est invisible, m’appelle en criant à haute voix, et un homme sur qui la lèpre a neigé parvient jusqu’à moi, grâce à l’horreur de sa cuirasse, et un autre aveugle, s’approchant de moi avec ses mains, me transmet son angoisse, disant : j’ai tout un monde derrière moi.
5. — Quand nous arrivâmes au Temple, je vis, déjà assemblés, les chefs de la race sacerdotale et les sénateurs d’Israël.
6. — Et il y avait, plus loin, des faces romaines.
7. — Et en voyant ces gens, les paroles de l’homme du chemin de Damas me revinrent à l’esprit.
8. — Et tous, ils étaient émus d’envie contre moi, et moi je fus ému de colère contre eux, car c’est d’eux que vient et que viendra tout le mal.
9. — Ils n’osaient rien dire, étant au bord du peuple qui battait son plein.
10. — Et me tournant et voyant la multitude du peuple qui faisait face à cette rangée de puissants, je fus remué de compassion, de ce qu’ils étaient dispersés et errants comme des brebis n’ayant point de berger.
11. — Et je dis à ceux qui étaient avec moi :
12. — La moisson est grande mais il y a peu d’ouvriers.
13. — Car le peuple sort de terre comme la moisson qu’il en fait sortir et comme les œuvres de son travail.
14. — Mais chacun de tous ceux-là est séparé des autres.
15. — Et les foules ne sont pas des foules, mais des immensités en miettes.
16. — Jean dit : C’est la partie qui fait le tout.
17. — Et moi : Oui, mais c’est le tout qui fait la partie.
18. — Et les mouvements des étendues humaines sont d’une lenteur désespérante. Il y a un large supplice des foules : c’est la lenteur.
19. — Ils pourraient tout s’ils voulaient.
20. — Ils voudraient, s’ils savaient. Mais, je vous le dis, l’œuvre du savoir est ralentie et repoussée, et c’est le cauchemar du monde entier.
21. — Et alors, en haine de leurs souffrances, en haine de leurs maîtres avides, en haine de ce que m’avait dit Paul, et de ce que m’avaient dit ceux de la révolte aveugle et gaspillée,
22. — Je songeai :
23. — Il faut que je donne ma vie.
24. — J’avais déjà pensé à cela : Elever le sacrifice de moi devant tous, offrir ma mort en image. Afficher la déchirure de mon corps pour que les dispersés fassent un seul corps.
25. — Moi qui ai essayé à tâtons d’être le prince des actes,
26. — Ma mort c’était le plus grand acte que je pouvais faire pour réveiller les morts.
27. — Et arracher, de ma défaite, une victoire.
28. — Et le moment de cela était venu.
29. — Le moment de faire rayonner mon sang.
30. — Il y avait dans le Temple des changeurs et des marchands. Je me précipitai sur eux, je renversai leurs tables et leurs sièges, et les chassai du Temple à la face du peuple, en leur criant :
31. — C’était la maison des prières, mais vous en avez fait une caverne de voleurs.
32. — Et le peuple poussa une juste clameur vers moi.
33. — Et je chassai aussi les bêtes des sacrifices et ceux qui les vendaient et les conduisaient, en criant :
34. — Le Temple n’est plus qu’un vaste abattoir géré par une caste.
35. — Et le peuple, à ce moment, le crut.
36. — Ceux d’en haut qui avaient été fustigés sur leurs faces par mon geste et qu’assaillait le cri du peuple, se turent.
37. — Mais je savais bien qu’ayant dit et fait cela, je ne durerais plus longtemps.
38. — Mais les Romains étaient encore indifférents.
39. — Et je dis à cette ville vivante et remuante devant moi :
40. — Sortez des chaînes, vous qui le voulez !
41. — Qu’attendez-vous pour vous mettre en colère ?
42. — Et pour dire à ceux qui vous mènent dans leurs seuls profits : De quel droit ?
43. — Et pour changer le mal en bien ?
44. — J’en ai entendu parfois qui vous disaient : Si on te frappe sur une joue, tends l’autre joue.
45. — C’étaient là de faux prophètes, des détourneurs de rêves, et des voleurs d’espérances.
46. — Car c’est livrer les bons aux méchants.
47. — Car ceux-là voulaient vous sacrifier à une doctrine qui dit : soyez bons ! pour ne pas dire : soyons justes !
48. — Et je leur criai, moi le sacrifié : Ne vous sacrifiez pas.
49. — Celui qui se sacrifie n’est pas assez bon.
50. — Celui qui se laisse tuer est un assassin. Ils savent bien, les moissonneurs d’espoir, que la bonté ne peut être, ici-bas, que le fantôme de la bonté, et que les méchants ne s’envoleront pas. Te sacrifier, c’est ne pas te comprendre.
51. — La grande voix de Daniel qui domine les autres comme le dôme du tonnerre, et Isaïe et Jérémie et tous les parleurs de l’Eternel, n’ont que la justice à la bouche.
52. — La justice est réalité, et sang et source, comme le cœur, qui est le corps du corps. Elle ne dit pas : Amour, elle dit : Respect, elle dit : Lumière.
53. — Et ce disant, elle mêle le ciel à la terre et la vérité au peuple.
54. — On ne vous parle tant de bonté que pour se débarrasser de la justice, vous mobiliser dans les nuages, et vous empêcher de ne jamais rien faire pour changer la guerre en paix et le mal en bien.
55. — Car chacun de ceux qui bâtissaient était ceint sur ses reins d’une épée ; c’est ainsi qu’ils bâtissaient ; et le trompette était près de moi, a dit Néhémie.
56. — Je vis dans l’assemblée Jean Zacharie, le commenceur, qui était revenu, et je m’appuyai sur sa présence pour m’écrier :
57. — Il est écrit : J’ai mis mes paroles dans ta bouche afin que tu arraches et que tu démolisses.
58. — Si tu as des ennemis, lutte contre eux.
59. — Mais reconnais-les d’abord.
60. — Ce ne sont pas ceux que tu crois.
61. — Ce ne sont pas les étrangers et les Gentils.
62. — Quelqu’un d’entre les prêtres dit :
63. — Il parle pour les incirconcis !
64. — Le poing tendu de Jekhiel me cria :
65. — Tu commets le péché national !
66. — Jean Zacharie, qui était entre la foule et moi, s’agita des bras, et lui répondit :
67. — Qu’est-ce que c’est que ça, le péché national ? Où le places-tu dans les péchés ?
68. — Je dis : Il n’y a que deux seules vérités humaines : chacun, et tous.
69. — Aucun pauvre de la terre n’est étranger à un autre pauvre de la terre.
70. — Si la pauvre vérité pouvait parler, que dirait-elle ?
71. — Je suis une sans-patrie.
72. — Isaïe a crié, m’écriai-je : Je te fais rayon des nations ; ainsi parle Iahvéh ; au méprisé des hommes ; à l’esclave des dominateurs.
73. — Et les prophètes qui ont avoué l’Eternel ont étendu la Loi sur le monde entier.
74. — Qui oserait, après eux, la rapetisser,
75. — Et donner toutes sortes de noms étrangers et ennemis, à la vérité ?
76. — Tes vrais ennemis, ceux que tu dois vaincre un jour, ce sont les riches, et les puissants.
77. — Ceux-là sont tes étrangers.
78. — Ceux qui récoltent là où ils n’ont pas semé, et chargent les épaules des autres de fardeaux qu’ils ne voudraient même pas toucher du doigt, et qui ont dans les pans de leurs robes le sang des âmes des innocents.
79. — On donne à celui qui a et il a encore davantage, mais à celui qui n’a pas, on ôte même ce qu’il a.
80. — Et la désolation fondra sur le désolé.
81. — Mais ceux qui ne travaillent pas n’ont pas le droit de manger.
82. — Malheur à vous qui bâtissez vos palais avec la sueur des autres ! a dit Hénoch.
83. — Et l’argent, s’il vit et s’il enfante, est un monstre.
84. — Et dans la communauté des travailleurs, faite par eux et pour eux,
85. — Et où se dissipera la guerre et la richesse injuste,
86. — Chacun sera l’égal de chacun.
87. — Qui s’élève sera abaissé, qui s’abaisse sera élevé.
88. — Que le plus grand d’entre vous soit votre serviteur.
89. — Je vois dans les âges du temps le plus grand de tous se dresser parmi un grand peuple et être son serviteur.
90. — Car dans un tel ensemble, tous n’obéiront plus qu’à eux-mêmes.
91. — Et seront libres, d’être les esclaves de la justice.
92. — Je vous dis qu’il n’y a encore qu’une seule patrie unie des malheureux, et c’est le cimetière.
93. — Et lorsque vous vous serez réveillés d’entre les cadavres, et vous trouverez coude à coude.
94. — Vous verrez que vous êtes dans des prisons comme dans des restes de sépulcres, et que c’est là votre fraternité.
95. — Alors, sortez des chaînes, vous qui le voulez !
96. — N’attendons pas d’être morts pour nous ressembler !
97. — Jean Zacharie debout sur la place me désigna et clama :
98. — C’est lui !
99. — C’est lui. J’ai prêché l’évangile aux, pauvres, dit Jean, mais il a les paroles de la vie éternelle. Il a les armes de la lumière. Voici l’agneau divin qui ôte les péchés du monde.
100. — Après qu’un silence ardent se fut fait, je m’écriai comme Isaïe :
101. — Le peuple qui était assis dans les ténèbres a vu une grande clarté.
102. — Il a maintenant la colère de voir.
103. — Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés. Et j’annonce l’époque d’accomplissement où souffrir pour la vérité sera enfin une joie.
104. — Mais il ne faut pas vous en remettre aux mauvais bergers.
105. — Vous-mêmes !
106. — Demandez et l’on vous donnera, cherchez et vous trouverez, heurtez et l’on vous ouvrira.
107. — Et tant que vous n’aurez pas tout, vous n’aurez rien.
108. — L’Eternelle Justice a hurlé : Je t’ai gardé et établi pour dire aux captifs : Sortez !
109. — Quelqu’un du peuple me cria : Nous attendons la Révolution.
110. — Alors, vous vous attendez vous-mêmes.
111. — Soufflez sur vos maîtres, vous qui avez tout fait avec vos mains, même vos supplices.
112. — Mais pas Juda le Galiléen, pas Sadok, ni aucun de ce genre.
113. — Gardez-vous de ces guerres perdues du trop faible contre le trop fort.
114. — Mais, de faibles, préparez-vous à être forts, comme tous, vous êtes forts.
115. — Et je rendis la justice au sujet des Zélotes, disant :
116. — Car ce n’est pas la convoitise d’une race qui dévorera le malheur humain.
117. — Rendez l’homme à l’homme, unissez l’homme à l’homme, faites la montagne de l’homme.
118. — Les chaînes tomberont de force lorsqu’il n’y aura plus qu’un grand enchaîné.
119. — Faites d’abord la révolution dans vos têtes.
120. — La révolution est de l’esprit.
121. — Parce que c’est changer ce qui est, en ce qui doit être selon l’esprit.
122. — Et sachez bien qu’il n’y a qu’une vérité et que ce qui doit se faire selon l’esprit se fera aussi un jour par la force des choses.
123. — Pour ce qui est du jour et de l’heure, personne ne le sait.
124. — La vie, la vie !
125. — Car en vérité, je vous le dis, la gloire et la fortune et la joie de ceux-là, sont faites de la honte, de la misère, et du malheur de ceux-ci.
126. — Ce qui se maintient par l’épée ne peut périr que par l’épée.
127. — L’épée c’est votre outil.
128. — Entre ceux-là et ceux-ci, c’est une question de force.
129. — Et ceux qui ont raison doivent avoir la force ; et la prendre, s’ils ne l’ont pas.
130. — S’il n’y a pas la force, il manque quelqu’un au couple créateur.
131. — La force est la femelle de l’esprit.
132. — Et ceux qui dorment dans la poussière de la terre, et qui sont morts de sommeil ou bien clament leurs songes, se réveilleront.
133. — Quand on aura mis l’abomination de la désolation.
134. — Les justes seront comme les Barbares que la terre ne peut plus porter. Le peuple unique refera avec lui-même l’unité de Dieu sous le signe de la sueur et du sang.
135. — Vous êtes des fous parce que vous laissez faire.
136. — Mais c’est vous qui serez les sages.
137. — Et les bons !
138. — Et les Juifs se mirent à crier sur la place.
139. — Et ce n’étaient pas des cris vides.
140. — Mais l’archange de la colère leur sortait de la bouche.
141. — Il y avait un tel grondement d’amour du peuple vers moi qu’on n’eût rien pu faire contre moi à ce moment.
142. — Mais je vis bien les statues pâles des puissants, les plaques des faces romaines et juives, et là, je lus que la fin de ma vie était écrite.