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CHAPITRE XXVII

1. — Il y avait, plantés sur le rond noir de ce tertre, socle des nuages, des arbres maigres comme ceux que l’hiver déchire avec ses dents.

2. — Et qui étaient des croix où étaient attachés des haillons de corps.

3. — Au pied du charnier de supplice, il y avait, étendu par terre, son grand corps de vaincu.

4. — Et autour de lui, ils se lamentaient, farouches, avec des éclairs sur leurs figures,

5. — Jaïrus, Eléazar, Jacob, Simon mon disciple, Juda bar Abbas, descendus des montagnes et des forêts de la Galilée d’au delà du Jourdain et des bords du Jourdain. Ils avaient été enseignés par Simon mon disciple, parti un soir pour enseigner.

6. — Car il y a dans le monde trois sectes : les Pharisiens, les Saducéens, les Esséniens. Ceux-là sont autres : les Zélotes, dont la figure a des éclairs, les fils du tonnerre,

7. — Car leur nom est Boanerguès.

8. — L’un parla et raconta l’affaire.

9. — Il raconta : On est parti en armes avec lui qui est Juda bar Juda (tu sais, celui dont l’archange Gabriel avait annoncé à sa mère Salomé qu’il monterait sur le trône de David, celui qu’Hérode a voulu faire tuer alors, en massacrant tous les petits enfants). On s’est heurté à une légion romaine. On n’était pas de force, n’est-ce pas. Il en descendit trois, de ces Philistins, en une seule occasion, comme le faisaient Benaja, Hasaël, Ethanan fils de Dodo, de Bethléem, et comme les autres serviteurs de David, oint du Seigneur. Mais il fut descendu à son tour. Moi, j’ai pu fuir, et revenir la nuit, dans le plein noir, la main noyée en avant, et le pied encombré et peureux, pour chercher son corps qu’ils avaient laissé par terre.

10. — La devineresse avait dit : Ils le tueront.

11. — Ce fut donc hier soir. Le voici. Il ne voulait pas qu’on payât l’impôt romain. Il ne buvait ni vin, ni boisson enivrante. Il ne se faisait jamais oindre par les hommes et s’abstenait de bains. Il était pieux, et la peau de ses genoux était devenue dure, à force de génuflexions, comme l’ont les chameaux.

12. — C’était un saint et pourtant, c’était aussi un Zélote.

13. — Il était complet.

14. — C’était le saint de Dieu.

15. — Puisque, quand il est né, il a été l’objet d’une annonciation spéciale, comme Samson, Samuel, et Jean Zacharie

16. — Dont la voix s’envole dans le sens de nos œuvres, comme la nuée qui est l’enseigne précipitée de l’ouragan.

17. — Juda est un jeune lion, a dit Jacob dans la Thora. Quand il se couche, ses yeux mi-clos et la griffe pendante sur les rochers, qui le fera lever ?

18. — Puis, contemplant le sol où s’étendait le Non Lavé, les révoltés dirent :

19. — Cependant il ne restera pas couché et mort. C’est l’archange qui aura raison. Son cadavre se relèvera sur ses pieds.

20. — Il s’est endormi violemment, comme Ezéchias exécuté par le procurateur Hérode pour complaire à Jules César, comme Juda de Gamala, égorgé entre le Temple et l’autel, et comme Zacharie qui fut tué là aussi. Comme ces assiégés qui étaient cinq mille et dont le Romain a trouvé les cinq mille corps enlacés et tués de leurs propres mains ; comme ceux qui, devant l’avancée des légions, précipitèrent leurs femmes et leurs enfants du haut de la montagne, puis se précipitèrent eux-mêmes. Maudits ceux qui pactisent avec le Romain !

21. — Un Juif, levant ses bras en l’air comme un palmier, dit : les mauvais Juifs sont les vrais ennemis des vrais Juifs.

22. — Un vieillard cria de tout son corps : Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues tes prophètes, et lapides ceux qui te sont envoyés, que tout le sang innocent qui a été répandu sur la terre retombe sur toi, depuis celui d’Abel jusqu’à celui de Zacharie que vous avez tué entre le Temple et l’autel.

23. — Une Juive aux yeux incendiés chanta avec sa voix : Qu’est devenu mon fils, qui avait grandi entre mes genoux ? Je ne sais pas. Des vents d’orage et des tempêtes sont survenus, et me l’ont enlevé des mains. Tant mieux. Marie de Bethézor, fille d’Eléazar, dit-elle, a donné aux soldats juifs affamés son enfant à manger.

24. — Et leurs yeux, à tous, grossissaient dans le soir.

25. — Donc, on reverra celui-ci se tenir debout, hésitant et enivré encore de la mort, ayant d’abord les bras étendus, comme un crucifié sans croix, démuni de son appui terrible.

26. — Comme Juda de Gamala et Sadok qui ont ressuscité ; et le feu leur sortait de la bouche, et ils avaient le pouvoir, à ce que dit le peuple, de fermer le ciel pour qu’il ne pleuve pas. C’est là ce qui arriva à ces deux oints d’huile, à ces deux témoins, que les Grecs appellent : martyrs.

27. — Et on verra aussi son poids monter au ciel et en plein soleil du jour, on verra une séparation se faire, par terre, entre son ombre et ses talons.

28. — Tu vois ceux qui sont étendus et morts, et ceux qui sont debout autour. Eh bien, ce sont les mêmes dans la vérité. On ne peut plus savoir ceux qui sont debout et ceux qui ne le sont pas, de sorte que tu ne peux pas nous compter.

29. — Et avec les deux creux sans yeux de sa figure, le guerrier horizontal regardait attentivement ce que disaient les survivants.

30. — Ainsi parlaient-ils dans le désert où le vent de la nature dissipait un peu l’odeur des Hérodes.

31. — Pour dire : la foule est lâche, et tous ses souvenirs s’enfuient. Mais nous, les Saints, nous faisons sortir de terre le courage d’Israël.

32. — Et sa foi.

33. — Car Israël est le peuple élu. L’univers fut donné aux Juifs par Dieu qui leur parla du faîte du Sinaï à l’aide d’un porte-voix. La race de David est non moins élue pour les commander, régner sur la Judée et sur toute la partie non marine du monde, en accomplissant le pacte d’alliance remis à Moïse, les Tables du Témoignage gravées par Dieu avec son propre doigt (non pas une fois mais deux fois), et apporter la victoire des vaincus.

34. — Nous, Zélotes, Kanaïtes, Nazaréens, héritiers de la Promesse.

35. — Apporterons pour les derniers mille ans du monde qui vont justement commencer, la réussite des Juifs contre l’usurpateur de Rome, le monstre à sept têtes, contre César, Ponce Pilate, et Antipas le dragon roux, qui a la face et le poil roux d’Esaü l’Edomite, et qui a les dix cornes de la Décapole.

36. — Et paîtrons les nations avec une verge de fer.

37. — Mettrons Israël au-dessus des aigles romaines. Voilà comme nous comprenons et vivons les Choses Ecrites.

38. — Et irons, en effet, arracher les aigles, comme Juda ben Zippori et Matthias ben Margaloth traitèrent l’aigle d’or fin qu’Hérode, de la semence maudite d’Idumée, avait fait poser sur le Temple. Et ils l’arrachèrent devant la face d’Hérode le Grand. Qui vous a dit de le faire ? Ils lui ont répondu : Notre Sainte Thora !

39. — Car les agissants sont les vrais docteurs de la Thora.

40. — Et, par terre, celui qui avait, couché de tout son long, la taille d’un archange, et dont les orbites nous regardaient avec la nuit, avait aussi la bouche ouverte, et faisait : oui.

41. — Il est mort et pour le moment, il reste mort, dit Juda bar Abbas, qui se tourna vers moi :

42. — Veux-tu être le roi des Juifs ?

43. — Car, notre poussée, tu y es pour quelque chose.

44. — Car tu as nettoyé des lépreux et allumé des aveugles, et même, guéri des obéissants.

45. — Car je suis parti un soir plein de toi, te le rappelles-tu, pour enseigner ceux-ci.

46. — Car nous avons entendu que tu es nommé le Nazaréen, que tu as crié contre les riches et vers le royaume de Dieu, et parlé pour la justice, la pitié, et la foi.

47. — Or la justice, c’est le rétablissement de la dynastie de David, la pitié, c’est celle de la condition des Juifs, la foi, c’est celle de leur Revanche.

48. — Qu’as-tu à répondre à cela ? Tais-toi ! Car tu n’as rien à répondre.

49. — Je te dis que nous sommes les vrais et les seuls accomplisseurs de la Loi, de la lutte finale pour le royaume de Dieu et pour la vie éternelle, qui est la gloire immortelle du conquérant juif.

50. — Car le nom du Sauveur sera entouré et acclamé sans arrêt par la foule de la postérité d’Israël.

51. — Et il n’est pas d’autre éternité, car le ciel ne se reflète pas dans le sang des sépulcres, et les vers ne vomiront pas les hommes qui passèrent et s’enfoncèrent.

52. — Le vrai Candidat attend aux portes, mais il œuvrera comme le séraphin que les Juifs appellent Abbaddon et que les Grecs appellent Apolyon.

53. — S’il le faut, il marchera sur la mer comme le soleil, et il multipliera les pains pour nourrir son armée avec rien.

54. — Alors, tu serais celui-là.

55. — Je t’en prie, sois la peste messianique.

56. — Change l’eau en sang, et sache faire des plaies à la terre des champs.

57. — Dusses-tu tuer les riches pour t’enrichir, et porter la torche jusque dans le Temple.

58. — Dusses-tu faire enchérir le pain, et que le chœnix de froment coûte un denier, et que ce soit la famine.

59. — Car c’est là une bonne condition révolutionnaire.

60. — Que par toi le Verbe du Seigneur roule sur les villes comme un rouleau.

61. — Apporte non la paix, mais l’épée, à travers le ventre des Hérodes et des Romains qui veulent qu’on paye l’impôt, et des Dociles du Temple qui ne veulent que la tranquillité honteuse.

62. — Et qui tous, ont changé la Judée et la Samarie et la Palestine en une nouvelle Egypte.

63. — Sache rendre à César ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu.

64. — Comme on a dit à propos du denier du tribut.

65. — Car ce denier est un alliage d’argent et d’airain.

66. — Et l’argent, qui caresse, est pour Dieu, et l’airain, qui frappe, pour César.

67. — Sois le lion de la colline de sable, qui, ouvrant la bouche, parle le tonnerre.

68. — On est fait, disent-ils, pour faire ce qui est juste, et pour défaire ce qui est injuste.

69. — Car il appert que tu as dit un jour dans une synagogue (je t’ai ouï arec cette oreille-là) : Le Royaume est présentement aux violents.

70. — Donc il sera aux plus violents.

71. — Et n’est pas d’autre voie que celle-ci pour faire sortir Israël de l’exil où il tourne sur la terre de ses pères.

72. — Sois le Moïse de Moïse.

73. — C’est ainsi qu’ils me disent en partie ce que je m’étais dit, et ces paroles me frappent comme des coups admirables.

74. — Ces Juifs disent, se haussant l’un sur l’autre autour de moi, dans l’air du soir, et leurs mains faisant toutes sortes de grimaces :

75. — Veux-tu être le roi des Juifs ?

76. — Leur question était pleine de chair et de sang, et me pressait avec sa poitrine.

77. — Je répondis : Votre révolte n’est pas assez grande.

78. — Je ne crois pas à votre cause, car vous n’êtes qu’une gerbe de poings, et vous ne savez pas ce que c’est que la puissance romaine pour la heurter de front, et vous courez vous tuer l’un après l’autre sur elle, et écraser sur elle l’espérance d’Israël, qui, pourtant, est plus large qu’elle. Et il ne faut pas tenter la tranquillité de l’impossible.

79. — Et de plus, votre rêve est égaré, étant la revanche, non la justice, étant le rêve d’un peuple, non celui du peuple.

80. — Car même si David revenait sous forme de David, enlèverait-il aux hommes leur malheur ? Il n’apporterait que la mauvaise guerre, celle qui engendre la guerre, soit par la défaite, soit par la victoire.

81. — C’est-il, demandent-ils, que tu serais avec les ergoteurs pharisiens, les prostitués saducéens, les Esséniens enfermés et bêlants, ou les lâches docteurs qui cherchent dans les grimoires des raisons d’aimer les Romains ?

82. — Que non pas, mais il faut un géant pour recommencer la tour de Babel et regagner le paradis perdu.

83. — Ce n’est pas vous, ce géant. Où est-il ?

84. — Ils répondent ensemble : Sois-le. Et ils me pressent : Il faut te décider, et te jeter dans l’action du haut de cette montagne, du haut de laquelle on voit les royaumes.

85. — Et c’était une Tentation.

86. — Mais elle n’avait pas la dimension du réel.

87. — Je me jetterais dans leur abîme, à tous les hommes, mais non dans votre puits.

88. — Ils rétorquent : Notre mission est impossible, que tu dis. On la tentera quand même. Car c’est en tentant l’impossible qu’on accomplit tout le possible.

89. — Je dis : Cette parole n’est grande que si l’on est sur le droit chemin.

90. — Je ne parle pas en mon nom, mais au nom de tous mes semblables.

91. — Vos querelles de rois, je ne les connais plus.

92. — Les hommes n’ont pas la couleur d’un pays sur la peau, moi qui les vois dans leur grand crépuscule sombre de désolation, et de poussière.

93. — Et je traîne l’image déchirée d’une patrie dont les bords sont les horizons du monde, et qui n’existe pas encore, et qui existe.

94. — Et je ne crois pas que l’ouragan soit juif.

95. — J’acceptai d’être vaincu dans l’esprit de ceux-ci, et Simon bar Juda me regardait avec haine.

96. — Il me dit encore, comme un coup de marteau : Ils ne te comprendront pas, et ils auront raison.

97. — Un soir des temps, sur la route où les marcheurs font derrière eux et devant eux, un désert,

98. — Celui-là était parti plein de moi.

99. — Du moins je le croyais, et il le croyait aussi.

100. — Mais en vérité, il n’était pas allé jusqu’à ma parole.

101. — Et avec les autres, il me chassa en disant : Tu n’es rien. Va-t’en prêcher.

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