Jésus
CHAPITRE XI
1. — Une nuit qu’il ventait, j’étais dans une maison de Jérusalem, où je logeais.
2. — Hilqiah était à côté de moi par terre, parce qu’il était paralysé d’une jambe, et c’était un pauvre homme qui tenait peu de place.
3. — Et une lumière brillait sur la table et était arrachée au noir au milieu de la chambre.
4. — Un homme d’entre les pharisiens, nommé Nicodème, l’un des principaux Juifs, vint me trouver cette nuit-là.
5. — Il vint la nuit en cachette, car il était assez courageux pour braver les ténèbres et le vent, mais pas assez pour braver l’opinion des hommes.
6. — Quand la porte se fut ouverte et refermée sur lui avec un gros souffle de vent qui gonflait son manteau, et que la flamme du chandelier, poussée par cette entrée, fut redevenue tranquille, la première chose qu’il dit, ce fut : Rabbi, Rabbi…
7. — Que faire ?
8. — Je répondis : L’heure est venue de rentrer en nous-mêmes et d’y découvrir ce qui y est renfermé.
9. — Car la vérité est du dedans, non du dehors.
10. — Mais ce qui est dit dans les ténèbres sera entendu dans la lumière.
11. — Mais, en vérité, je te le dis : Si l’homme ne naît pas à nouveau, il n’entrera pas dans le royaume des cieux.
12. — Nicodème me dit : Comment un homme peut-il naître quand il est vieux ? Faut-il qu’il retourne dans le ventre de sa mère ?
13. — Et Hilqiah, se traînant plus près de moi, dit : Oui, en effet, comment ?
14. — Je dis : Le docteur et le simple devraient savoir ceci, l’ayant trouvé chacun dans sa voie :
15. — C’est en dégageant l’esprit, de ce qui n’est pas l’esprit.
16. — Selon la clairvoyance et la justice.
17. — Car l’homme a superposé au réel, à cause de la liberté folle des idées et des mots dans le vide, beaucoup de mondes imaginaires mêlés l’un à l’autre et où il est perdu.
18. — Nicodème dit : Mais n’y a-t-il donc pas en dehors de nous, des choses qui sont vraies ?
19. — Oui, mais il n’est rien de vrai, et non plus, rien de beau ni de grand, qui ne soit tenu dans les grandes lignes de la justice
20. — Qui est en nous.
21. — Isaïe a parlé de l’esprit de l’Eternel sorti du rameau de la tige de Jessé, et dit que c’était l’esprit de sagesse et d’intelligence, l’esprit de conseil et d’action, l’esprit de science et de justice. Car si on essaye de regarder la forme de l’esprit, on voit que cette forme est faite de grandes lignes terribles, qui sont l’échafaudage de l’univers, et qui dressent aussi les contours lumineux de l’ange humain. Il faut que la justice vive ses frontières, et que l’homme rende la justice.
22. — Alors il faut séparer parmi les choses celles qui ont la réalité et celles qui n’ont qu’un semblant de réalité.
23. — Pour que la pensée soit le miracle du vrai.
24. — Tout Nicodème que tu sois, tu es plein d’images qui se disputent parce que tu n’as jamais réfléchi jusqu’au fond de ces images et que tu ne les as pas refaites toi-même, sinon tu aurais vu qu’elles ne s’ajustent que sur le dessus, mais se repoussent de toute leur forme.
25. — Et tu accordes un égal crédit à ce qui est apparent et à ce qui est réel ; à ce qui est diabolique et à ce qui est divin ; à ce qui est mort et à ce qui est vivant.
26. — Et alors tu résous les questions déchirantes, en fermant les yeux, et tu es tranquille en fermant les yeux, et tu vis à tâtons le moment présent.
27. — Et la parole sur toi est la semence qui pousse un peu sur les pierres, et meurt. Alors tu attends, tu es partagé, tu balances. Et quand les puissants du jour disent : Dieu, ou : Notre Race, ou : Bon Droit, tu réponds : Très bien, cela suffit ! Et tu es un pauvre menteur.
28. — Et tu es légion.
29. — Et Nicodème disait : Comment cela ? et la lumière qui étoilait la table, et illuminait les joues et les yeux de ce Juif qui se débattait, lui faisait au mur caverneux des ailes d’ange noir, et le bruit du vent, à travers les murs, soufflait sur lui.
30. — Lui : On entend le vent qui passe.
31. — Moi : Oui, mais on ne sait pas d’où il vient.
32. — Et je m’écriai et je dis : Quand je dis que l’esprit est en nous, je ne dis pas qu’il est clôturé en nous, mais je dis qu’il commence en nous.
33. — Car pour dégager l’esprit, ce qui veut dire : pour comprendre le monde dans l’homme et l’homme dans le monde, il faut se débarrasser de toutes les idoles.
34. — Car cela est mort.
35. — Et l’esprit c’est la vie éternelle.
36. — En leur disant la vérité, on fait que les gens sortent d’eux-mêmes, et naissent dans le ciel, et parlent dans le ciel et marchent dans le ciel, et sont ce qu’ils sont.
37. — Il faut vivre.
38. — Il dit : Le monde est le monde. Il faut vivre.
39. — De plus, le Siracide n’a-t-il pas dit que la sagesse amène sur l’homme la crainte et l’angoisse, dit Nicodème, et qu’elle le tourmente par sa discipline ?
40. — Je dis : Le démon tentateur n’a pas forme de démon.
41. — Mais il est pire, de n’avoir pas cette forme.
42. — Ici-bas les aveugles conduisent les aveugles, et ils tomberont tous dans le trou.
43. — C’est que les petites choses, si on les met tout près, sont plus grandes que les grandes.
44. — Mais celui qui aura racheté les âmes en les arrachant aux idoles, celui-là sera grand dans le Royaume.
45. — Tu es plongé dans la confusion et dans le noir. Celui qui ne voit pas tout à la fois, est un noyé. Tu ne vois pas la vie, mais le bord de la vie. Tu as la réputation d’être vivant, mais tu es mort.
46. — Le jour est venu où ceux qui sont dans les sépulcres entendront la parole du ciel.
47. — Celui qui m’entend est passé de la mort à la vie.
48. — Le pauvre Hilqiah leva un bras et dit : Je te rends grâces de ce que tu dis.
49. — Car tu annonces que les corps de ceux qui ont été mis dans le sépulcre, comme Hazaria et Bethsabé et l’enfant d’Uri, le furent par exemple ces jours-ci, ressusciteront dans un paradis éternel.
50. — Non, je ne parle pas selon la chair.
51. — Mais je parle selon la vie.
52. — Quand on regarde la mort de chair, on voudrait dire : ce n’est presque rien ! Mais nier la mort, c’est nier la vie. Car c’est attirer les vivants en dehors de la vie.
53. — Il dit encore : Notre vie n’est qu’un rayon dans l’immortalité.
54. — Je dis encore : L’immortalité n’est qu’un rayon dans la vie.
55. — Pourtant, dit-il, regarde : Il n’est qu’un peu de lumière et beaucoup d’ombre autour.
56. — Non. L’ombre n’existe pas. Ce que tu appelles ombre c’est la lumière que tu ne vois pas. Il n’est pas vrai que lorsque vient la nuit le monde change et prenne une couleur noire. Il n’y a pas d’ombre ; il n’y a que plus ou moins de lumière. Ni de silence ; il n’y a que l’espace que parcourt une voix.
57. — Et il n’y a pas d’inconnu. Il n’y a qu’un peu de connu.
58. — Et il n’y a pas de mort. Il n’y a que nous.
59. — Soyez avec moi, ouvrez vos yeux universels, et laissez les morts ensevelir leurs morts.
60. — Nicodème dit : Il est des moments où je vois tout ce que je verrais, si j’étais ressuscité.
61. — Il me demanda : Toi qui montres d’un seul coup toute la mort de la mort, et qui exiges de nous un si grand recommencement, qui donc es-tu ?
62. — Je suis le premier-né des morts.
63. — Car je suis venu pour créer le monde intérieur.