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CHAPITRE XXII

1. — Je passai près d’une ville appelée Sichem, et à l’endroit où est le puits de Jacob, je rencontrai une femme et lui demandai à boire, mais elle me répondit :

2. — Sais-tu qui je suis pour me demander à boire ? Je suis une Samaritaine. Et nous croyons que Dieu habite sur cette montagne-là, tandis que vous autres, les Juifs, vous dites qu’il habite à Jérusalem.

3. — Femme, le jour est venu où l’on n’adorera plus Dieu à Jérusalem ou sur la montagne, mais en esprit et en vérité.

4. — Elle dit : Où est-il ?

5. — Il n’est pas dans les sanctuaires faits par la main des hommes.

6. — Tu cherches son image pour dire : elle est là, et tu veux lui donner une forme du dehors.

7. — Pourtant, il est dit : Tu ne feras pas d’images.

8. — Et personne n’a le droit de prononcer le Nom, que l’on connaît pourtant depuis Moïse, pour ne pas faire un commencement d’image. Dieu est en secret.

9. — Cette femme, qui était une femme, me dit : Je te prie, apprends-moi ton nom.

10. — Je répondis : Pourquoi me demandes-tu mon nom ?

11. — Elle dit : Alors, bénis-moi.

12. — Quand elle fut partie, étonnée, un peu éclairée et augmentée, sur le chemin qu’avaient foulé Abraham, Isaac et Jacob, avec leurs pas gigantesques et leurs grands troupeaux,

13. — Je songeai, et me livrai au commandement qui nous délivre.

14. — En esprit et en vérité. Tu ne feras pas d’images.

15. — Et j’allai dans ce commandement jusqu’en haut.

16. — Car lorsque je dis que Dieu est quelque part en dehors de nous, je fais une image.

17. — Je fais du ciel une chose, et du tonnerre un personnage.

18. — Et cela est grossier et sensuel.

19. — Dieu est en nous. Donc il n’est pas ailleurs.

20. — Et ils disent que le Dieu fort se promène sur le tour des cieux et que le soleil vient de ses entrailles, et ils en font le plus grand de tous les Orientaux.

21. — Et ainsi, comme on le leur a imputé à crime, ils se prosternent devant l’ouvrage de leurs mains.

22. — L’homme-justice que clamait Elkania, est fait avec l’homme, qui est en bas, et avec la justice, qui est intérieure.

23. — Car nous avons en nous les racines de l’arbre de régularité.

24. — Et David n’a-t-il pas chanté : O Dieu de ma justice !

25. — Nous en avons besoin, de l’Etranger démesuré, et ce besoin est Dieu.

26. — On a peur de Dieu, et cette peur est Dieu.

27. — Nous faisons des idoles avec du bois et du métal.

28. — Et aussi avec des mots, qui sont des images dans les signes, et avec des idées, qui sont des images dans la lumière.

29. — Et aussi avec le cri de nos cœurs.

30. — Et nous disons : Ce cri, en dehors de nous, c’est quelqu’un.

31. — Mais ce n’est qu’une prière.

32. — Autrefois, quand nos pères n’avaient encore que peu de clarté, ils adoraient dans le Tabernacle deux pierres qui étaient Dieu.

33. — Ainsi faisons-nous. Seulement, les deux pierres noires sont devenues aussi grandes que le monde.

34. — Le Dieu-monde, l’idole des idoles.

35. — Sacrilège de mes regards, carnage de mon cœur.

36. — Du fond de mes abîmes d’angoisse, j’ai crié : Non !

37. — Tout est en nous, et notre cri ne se dépasse pas, et notre bras tendu en avant ne se dépasse pas, et nous n’allons pas plus loin que nous, même fous de rêve et furieux de désespoir.

38. — Alors Dieu n’est-il qu’en nous ?

39. — Oui, il n’est qu’en nous.

40. — Il est en nous comme les morts qu’on a aimés et qu’on fait vivre. C’est une mêlée où il n’y a que nous. Dieu est en secret. En esprit, dites-vous. Réellement en esprit. Dieu de bas en haut !

41. — Il serait meilleur qu’il fût en dehors de nous, que la pluie eût un père, et que quelqu’un dît au feu ce qu’il doit faire, car s’il était là-bas, les mourants feraient semblant de mourir ; et l’endeuillé sentirait sa solitude se dédoubler, et la destinée serait une grande balance, et on serait tranquilles.

42. — Mais il n’y est pas.

43. — Et dire : Dieu existe à travers le monde de l’apparence, c’est aussi insensé que de dire : Il faut être heureux.

44. — Et croire parce qu’on aurait intérêt à croire, c’est une prostitution de l’âme. Tu te livres pour de l’argent.

45. — Tu referas toujours ton cœur.

46. — Tu referas toujours l’œuvre de création de l’esprit,

47. — Sans tache.

48. — Et tu n’abdiqueras pas devant une image posée devant toi.

49. — Et qui vient de toi, même si elle joint l’orient à l’occident.

50. — Je retournai au milieu de ces créateurs de Dieu.

51. — Ils disaient du ciel bleu : Je le vois qui me touche.

52. — Ils disaient : Gloire à Dieu ! Tout va de Dieu à nous.

53. — Moi, je songeais : Tout va de nous à Dieu, même Dieu.

54. — Celui-là me disait : j’étais idolâtre. Je ne le suis plus depuis la nuit où tu as crié que le grand Pan était mort.

55. — Il ne savait pas jusqu’à quels abîmes je l’avais crié.

56. — Celui-là, hors de lui, criait : Dieu !

57. — Et un enfant qui se trouvait auprès de moi, dit en voyant cet éploré secoué par terre et clamant comme un buisson au vent : Il crie cela comme si ce n’était pas vrai.

58. — Et ainsi, j’aperçus la Restitution.

59. — Humanité, pauvreté, grandeur, et salut !

60. — Car à ce Dieu imaginé, on attachait tout l’imaginaire.

61. — Ils lui faisaient dire ce qu’ils voulaient. Ils faisaient venir leurs erreurs et leurs crimes de lui à nous.

62. — Et toute leur politique aussi.

63. — Et on a tissé des paroles dans l’air du temps, et on en est lié, et on se cogne aux cauchemars qu’on a jetés.

64. — La règle de justice est sortie de la chair massacrée et du rêve massacré. Mais ils en ont fait le tétragramme éblouissant

65. — Pour s’en servir.

66. — Et ils ont rapetissé.

67. — Et les hommes, les pauvres hommes à qui il est dit : Meurs à la tâche. Tue ou sois tué — sont refoulés par ce Spectre lorsqu’ils veulent peupler leur grand rêve.

68. — Car s’ils commencent à faire un mouvement, ils sont écrasés. On les accable avec la grandeur du monde : avec le poids des blanches montagnes cuirassées, et avec le poids creux de la mer, et de la lumière, et le tourbillon des vents et des pluies et des fleuves, et la grande invasion ronde de la vie. Et toute la nature se jette ainsi sur eux sous forme de Dieu. Et tout l’inconnu aussi devient connu pour se renverser sur eux. Et ils n’osent même plus dire : Je suis juste. Ils n’osent rien dire dans la désolation de la perdition. Ils mettent leurs mains sur leur bouche. Et quand ils parlent, les voilà qui déchirent leur propre chair avec leurs dents, depuis que le ciel a ainsi le dessus sur nous.

69. — Les êtres sont anéantis par ce qui n’est pas. Et on arrache à l’homme une foi antihumaine.

70. — Mais j’ai vu, à mesure que j’ai grandi, grandir en moi le commencement de tout.

71. — Et s’amonceler la richesse de notre solitude.

72. — Nous, les rois de Dieu.

73. — Nous qui sommes l’endroit où la terre et le ciel se rejoignent.

74. — Nous, le monde des mondes.

75. — Notre imploration à le poids d’une source vive.

76. — C’est toute la taille de Dieu sourd.

77. — Plantée en nous.

78. — Et c’est l’espoir de l’homme qui est la chair de Dieu.

79. — Ceci est la bonne nouvelle de Dieu.

80. — Car une énorme espérance vient comme un levier.

81. — Je la vis d’avance être là.

82. — Car les hommes sortiront du péché originel d’obéissance. Je les vois qui en sortent de toutes parts.

83. — Et qui se rachètent enfin eux-mêmes, à cause de la fureur de comprendre.

84. — Et les voilà qui reprennent eux-mêmes, à main forte, le fruit de la connaissance du bien et du mal, qui divinise.

85. — Et loin duquel ils avaient été expulsés par des glaives de cauchemar

86. — Et par la voix qui disait : je suis le propriétaire du ciel !

87. — Et ils ne s’approcheront pas seulement de l’arbre de la connaissance du bien et du mal.

88. — Mais aussi de l’arbre de vie autour de qui il est écrit que le Seigneur fit faire bonne garde.

89. — Car, disait-il, la vie des hommes, ce serait notre mort, à nous les dieux.

90. — Alors : Debout, notre mort divin ! Dieu de mes entrailles !

91. — On te croyait vivant mais tu étais mort.

92. — Et c’est ainsi que j’interpelle l’immense cadavre du Dieu-monde, et que je le dresse de toute ma force.

93. — Et que je le fais changer de place.

94. — Et moi, votre pareil à tous, traqué et repoussé, et qui mourrai, je vous apporte ce qu’il y a de plus divin.

95. — La pureté du règne de l’esprit.

96. — L’esprit c’est l’immaculée conception.

97. — JE SUIS CELUI QUI SUIS.

98. — Je suis son Verbe et son Esprit.

99. — Et je suis un faux dieu.

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