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CHAPITRE XXXI

1. — Nous assemblâmes notre église pour le repas du soir, et mes disciples et moi, nous savions sans nous le dire que c’était le dernier repas fait ensemble (mais ce ne devait être que l’avant-dernier).

2. — Je rompis le pain, et il y eut d’abord le silence de ce don.

3. — Ensuite Simon Pierre éleva la voix et me dit : Tu es le prince de la vie.

4. — Je répondis : Vous serez vraiment mes disciples. Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous affranchira.

5. — Nathanaël dit : Nous ne la connaissons donc pas toute ?

6. — Non, pas toute.

7. — Il s’enhardit alors et m’interrogea : N’es-tu pas contre l’amour ? Réponds.

8. — Jacques, s’enhardissant aussi, dit : Il faut changer le cœur des hommes.

9. — La vieille porte de bois était ouverte sur la salle où était la table servie, et par ce grand carré, on voyait le ciel que le soleil couchant faisait verdoyer, et la lumière entrait par tranches.

10. — Et malgré la beauté des choses, je répondis : Que veux-tu que nous fassions avec ton rêve ?

11. — Tu le tiens dans tes doigts comme une fleur, et tu en es orné, mais, en vérité, tu ne tiens rien.

12. — Tu es assez respectable avec ta fleur, mais celui qui comprend et qui voit, est plus courageux et plus honnête que toi.

13. — Et je dis encore à Jacques qui m’écoutait entièrement, baissant la tête et regardant sur la table, entre ses deux mains, son écuelle dorée par le soir :

14. — Changer le cœur ? Non. Parce qu’on ne le peut pas.

15. — Ce n’est pas le cœur, c’est ce qui est dedans, qu’il faut changer.

16. — C’est pourquoi je vous dis : Comprenez-vous et aimez-vous les uns les autres,

17. — Vous qui êtes là et vous qui n’êtes pas là.

18. — Cela est un seul et même commendement, et c’est celui que je vous donne.

19. — Si comprendre ne veut pas dire embrasser, je ne sais pas ce que cela veut dire.

20. — Comprendre est un mot vivant, et la chair de ce mot, c’est amour.

21. — Le mal, c’est d’aimer avant de comprendre. Car il ne faut pas commencer à bâtir la maison par le haut. Comprendre d’abord, aimer ensuite.

22. — Car l’amour sans la règle est chose flottante et livrée aux vents terrestres.

23. — Et qui peut tourner mal.

24. — Et le cœur crie comme crie un muet.

25. — Que si vous croyez à la fois à l’amour et à l’intelligence, ne dites pas : l’amour et l’intelligence. Dites : l’amour de l’intelligence.

26. — Mais rassurez-vous. Comprendre ne va pas sans aimer. Et s’il n’y a rien de grand qui ne tienne dans les grandes lignes de la justice, il n’y a non plus rien de doux et de chaud qui ne tienne entre les grands bras de la pitié. Et la raison est droite, mais elle est plus follement grande que la folie.

27. — La figure grave de Jacques se leva, et ses lèvres remuèrent :

28. — Pourquoi dis-tu toujours pitié, au lieu d’amour ?

29. — Parce que c’est le pur et le droit de l’amour.

30. — L’amour qui voit.

31. — L’amour pour les hommes, c’est les voir comme ils sont, et retomber sur eux, et qu’ils retombent sur vous. Tel est l’amour des hommes : lumière, mesure, utilité, lumière.

32. — Il ne faut s’attacher qu’à ce qui est faisable. Mais s’y attacher.

33. — Que les mots soient des ouvriers.

34. — On ne peut rien contre la fuyante misère de son propre cœur qui n’est pas une chose.

35. — On peut tout contre l’approchante misère de tous, qui est une chose qui est lourde.

36. — Et qui peut donc se porter.

37. — Et si les cœurs isolés ne se joignent un à un qu’à tâtons, les mains qui tâtonnent vers toutes les autres, les touchent.

38. — Ta joie, la souffrance, sont changeantes et trompeuses. Mais la souffrance des hommes ne te trahit jamais.

39. — Ne dites pas : Je veux changer l’homme en ange, et le monde en jardin d’Heden. Car on vous répond : Quel chemin faut-il prendre ? Ne dites pas non plus aux aveugles : Je vous raconte la jolie image de lumière. Car ils vous crient : Nous voulons la chair de la lumière !

40. — Dites : Je veux travailler à l’arrangement de ce qui est réuni ici-bas.

41. — Et même, ne dites pas : le bonheur. C’est mieux de dire : la paix.

42. — Mais vous aurez contre vous tous les puissants, et la religion couronnée, qui a été faite pour lutter d’avance contre vous, et toutes les forces du monde.

43. — Vous serez haïs et persécutés. Et les brigands installés diront de vous : ce sont des brigands ; et les menteurs diront de vous : ce sont des menteurs. Et même de pauvres gens qui ne sont ni des brigands ni des menteurs, répéteront cela de vous.

44. — Et votre royaume n’est pas de ce monde.

45. — Mais il faut qu’il y soit.

46. — Car il est de ce monde, mais il n’est pas de ce temps.

47. — Je vais partir, mais je vous donnerai un autre consolateur : l’esprit de justice que le monde ne peut pas encore recevoir parce qu’il ne le voit pas.

48. — L’esprit vous conduira dans toute la vérité.

49. — Quelle est la preuve de la justice ? dit Didyme.

50. — Je répondis : Ceci est ma chair, ceci est mon sang.

51. — Ceci est le grand fleuve qui roule dans les veines des multitudes.

52. — Mon sang est le sang des autres.

53. — Telle est la preuve de la justice.

54. — Soyez toujours neufs, et comme des ressuscités dans ce monde qui vous hait.

55. — Et que vous ressusciterez lui aussi.

56. — Ce que je fais, d’autres peuvent le faire, car les autres sont comme moi témoins de la vérité, et capables d’en rendre témoignage.

57. — Car il ne faut pas de magicien.

58. — Ni à droite ni à gauche de leurs seuls intérêts d’hommes.

59. — Et s’il ne restait plus au monde qu’une seule chose sacrée, ce serait celle-là.

60. — Je ne vous appelle pas mes serviteurs parce que le serviteur ne sait pas ce que son maître fait.

61. — Et quand je ne serai plus, mes enfants, vous penserez assez fort à moi

62. — Pour n’être pas orphelins.

63. — Simon éleva encore la voix.

64. — Qui dit seulement : Tu changeras le monde, et il sera changé.

65. — Les disciples étaient tristes, mais ils étaient tout de même remplis de joie et du Saint-Esprit.

66. — Jacques me dit comme Jacob : J’ai vu ta face comme si c’était la face de Dieu. Et il me redit comme Jacob : Je t’ai vu face à face, et mon âme a été délivrée.

67. — Et moi, je me rappelais la douceur qu’il y eut, à mon aurore, quand je rencontrai l’ami.

68. — Dès que nous nous sommes choisis en même temps et que nous fûmes nous, (lui et moi, la gauche et la droite), la parole a été faite chair.

69. — Et deux sourires qui se sourient, c’est exactement une seule chose au monde.

70. — Ainsi en est-il maintenant avec le cœur unique de ceux-ci, qui a donné à mes pensées la joie de vivre. Et lorsque, réunis, ils penseront comme moi, notre parole commune sera chair.

71. — Et moi qui ne devais plus vivre, je leur dis : Vivez. Il n’y a d’espérance que pour ceux qui vivent, a dit l’Ecclésiaste. Car, a-t-il dit, un chien vivant vaut mieux qu’un lion mort.

72. — Et le ciel qu’on voyait encadré par la porte, était rose, et il avait un chant d’oiseau.

73. — Comprendre. La paix de l’esprit est aussi belle que celle du cœur.

74. — Et c’est sa mère.

75. — On va comprendre la pureté des lignes qui vont de chacun à tous.

76. — Et le prix de la vie.

77. — Et la place que tient une rose avec son souffle.

78. — Et la place que tient un rossignol dans la nuit.

79. — Et que le ciel est tissé à la terre.

80. — Et comprendre miraculeusement

81. — Le miracle du jour et de la simplicité.

82. — Car le jour et la nuit ne nous trompent pas.

83. — Et tout ce qu’on peut faire de magnifique en un seul jour.

84. — La belle horreur de la mort.

85. — Vers la nuit, je vis dans un coin Jekhiel.

86. — L’ami qui était devenu l’ennemi, me reconnut, il trembla, et baissa la tête.

87. — Je m’arrêtai devant lui, et il me regarda alors un peu. Et je vis qu’il n’osait pas se jeter dans mes bras.

88. — Je lui dis : Alors, c’est toi.

89. — Son souffle me répondit doucement : Oui.

90. — Et ayant ainsi prononcé ces mots qui disent tout ce qu’on peut dire au monde, et nous être placés dans la grandeur des temps, nous nous séparâmes.

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