Jésus
CHAPITRE XXIX
1. — Quand il fut parti, je voulus rester tout seul.
2. — J’allai dans le désert pour être à l’écart. J’étais agité de pensées et sous le joug d’une fatigue surhumaine.
3. — A cause de ces révoltés et à cause de ce docteur.
4. — Car ce Paul lui aussi, comme Simon le Zélote, était parti plein de moi dans le monde. Mais lui non plus ne m’avait pas compris.
5. — De sorte qu’en semant la vérité, j’avais semé des deux côtés le mensonge.
6. — N’y a-t-il, pour l’accomplissement de la justice, que ces deux voies-là ?
7. — Et le royaume des cieux, n’est-ce que Jérusalem grande comme un trône, ou n’est-ce que le dedans des nécropoles ?
8. — Et lorsque le soir tomba, il me sembla voir tout d’un coup vers l’horizon de sable et de pierres, une ville se former à mes yeux, de palais, de jardins et d’arbres, et de colonnes avec, à leurs pieds, leur reflet dans des lacs, et au-dessus, une grande splendeur divine.
9. — Je sus que c’était là l’illusion des voyageurs du désert, et que cette cité et cette splendeur n’étaient pas en réalité, mais n’étaient que dans mes yeux.
10. — Et que je les créais toutes en ouvrant les paupières, et que je les détruisais toutes en les fermant.
11. — Et que c’est la preuve du pouvoir qu’on a, et que c’est cela qu’on fait toujours.
12. — Car il faut un regard pour déployer L’horizon et pour verser l’espace ; il faut quelque part, pour que le monde vive, une respiration.
13. — Car c’est lui, je dis : l’homme, qui étend le bleu là-haut et dont l’esprit marche sur les hauteurs de la mer.
14. — Et qui transporte les montagnes là où elles sont, quand il regarde.
15. — Dont l’œil englobe le firmament avec l’Ourse, l’Orion et les Pléiades, qu’il réchauffe.
16. — Et qui parle le ciel et la terre.
17. — Et au cœur duquel la justice est le torrent oblique qui rugit vers le calme niveau.
18. — Moi, je le sais.
19. — Mais vous autres, vous n’êtes que les maçons d’un mirage.
20. — Comme le soir s’amoncelait, et qu’on ne voyait plus que le ciel, je me retirai pour dormir, dans une grotte où beaucoup d’hommes saints s’étaient retirés avant moi.
21. — Et je m’endormis dans un grand trouble à cause de ce que m’avait dit le renouveleur de religion.
22. — Et je pensais à une lumière surhumaine, et je vis cette lumière faire des étages dans le ciel.
23. — J’étais encore assez éveillé pour dire : Je vois Dieu en rêve.
24. — Comme tous les hommes.
25. — Mais moi, je le sais.
26. — Les ténèbres s’étaient refaites, et dans ces ténèbres se façonna un archange.
27. — C’était une très haute transparence d’être vivant sur du lumineux, avec des plans éblouis, semblable à un palais-homme, amassé dans la nuit. Les six feuilles de ses ailes rayées, en matériaux d’aurore verts et roses, et sa robe blanche monumentale dont le bas s’étalait par terre comme la pyramide d’Egypte, et sa main immense entr’ouverte et déchirée dans les hauteurs comme un nuage sur la lune, et, sur sa face à demi détournée, là-haut, le bombement de cristal de son œil. Et de la cime neigeuse de cet ange amoncelé, une échelle commençait, dont les barreaux étaient des étoiles étirées en largeur.
28. — Tout fût ôté. Les ténèbres recommencèrent, et je connus à je ne sais quel signe qu’elles s’étendaient sur les champs de bataille moissonnés par les rois, et que le fleuve qui coulait là était devenu chaud, et que cette ombre informe avait des formes hideuses : les morts aux gestes furieux et aux yeux ouverts, et qui refusent de dormir.
29. — Mais il y avait tant de morts qu’ils étaient tous dans les bras les uns des autres.
30. — Comme celui qui se sauve dans une oasis,
31. — Je me réfugiai dans les grands jours de Néhémie,
32. — Dans l’instant pur de ma race.
33. — Car il est écrit : Interroge ceux d’avant.
34. — Mais une voix me dit : Regarde mieux ces événements qui ont captivé ton enfance.
35. — Esdras était un petit homme, lui qui disait que Dieu habitait à Jérusalem.
36. — Et le crime d’Esdras et de Néhémie, c’est d’avoir mis une idée basse dans la grande force miraculeuse de repentance des Juifs.
37. — Car ils vociféraient contre Israël non parce que Israël avait mal agi, mais parce que les exilés avaient épousé les femmes du pays.
38. — C’était par égoïsme et avarice de race.
39. — Et ils étanchèrent la grande soif juive avec une eau souillée.
40. — Mais il n’y a pas eu cela seulement.
41. — Ils profitèrent de leur courage extraordinaire à recommencer, à tous ceux-là, pour instaurer une règle terrible d’observances, et d’obligation d’offrandes, et de contributions au culte, de dîmes, d’oblations, en argent et en premiers-nés, pour engraisser les sacrificateurs par milliers, et l’armée des lévites, des portiers, des chantres et des Nethiniens et de tout le reste des conducteurs de la maison de Dieu.
42. — Voilà ce qu’ils avaient en vue.
43. — Et les Juifs se dressèrent et ne voulurent pas.
44. — Mais la machination d’en haut était plus solide que les générations.
45. — La résistance s’usa, et les enfants furent dressés dans la servitude, et aimèrent la tracasserie frénétique des rituels juifs.
46. — Et ils subirent la pliure.
47. — Car la foi obéit.
48. — Et Israël s’est replié contre lui-même, et son squelette maîtrisa sa chair.
49. — L’instant pur des hommes, regarde-le.
50. — La nuit cessa de me bander les yeux, et j’eus la vision d’une chose commençante puis coupée dans les nues. La Tour de Babel qui monta de la terre au ciel et retomba sur elle-même, et s’éteignit, et ne fut que la base de la montagne vivante. Ma vision s’écroula aussi comme le paradis perdu.
51. — Dans mon rêve, je criai, me débattant sur la terre parmi les ténèbres si épaisses que je pouvais les toucher de la main : Mais les Livres de la Loi !
52. — Alors, je vis le dedans du Temple, la nuit, dans mon rêve. C’était noir, mais c’était le dedans du Temple.
53. — Et un homme dans la nuit s’avançait vers l’autel, qui n’était pas tout à fait celui qu’on connaît, parce que sans doute c’était le Temple d’avant, et même d’avant, celui de Salomon.
54. — Cet homme… Un voleur ? Non, car il dépose un livre sur l’autel, et s’en va.
55. — Si, un voleur.
56. — Car ce livre vient d’être fait. Une armée de scribes et de prêtres l’ont confectionné à leur goût. Ils ont fait rendre gorge aux légendes et aux sentences errantes des Juifs, et les ont domestiquées par l’écriture, et ont ajouté, et chargé, et surchargé : selon les exigences politiques.
57. — Ce livre deviendra le Livre de la Loi. On dira : Il existait depuis les temps et est tombé du ciel. Dieu l’a déposé sur l’autel. Et on maltraitera et on tuera ceux qui feront mine de ne pas croire aux lettres éblouissantes qui forment le mot : Révélation.
58. — Et cela fut sous le deuxième Jéroboam et sous Josias.
59. — Au temps d’Esdras aussi.
60. — Et Esdras a dit : La Thora vient de Moïse lui-même. Il a dit cela, alors que la Thora était neuve, et mille ans après Moïse.
61. — Il n’est pas sûr, dit un mauvais ange, que les scribes d’Israël n’aient pas inventé la création en six jours dans le seul but de justifier le sabbat.
62. — Et soulevé sur l’épine de son coude, ce foudroyé agitait en ricanant cet énorme blasphème, qui n’était peut-être pas un blasphème.
63. — Et je discernai près du pilier d’un temple, se penchant sur sa table, l’écriveur en robe qui a créé la Création du monde.
64. — Et dans le noir, il y eut un chandelier allumé ; les doigts d’une main d’homme sortirent, qui écrivirent devant le chandelier :
65. — Les Livres de Daniel et d’Hénoch ne sont ni de Daniel ni d’Hénoch.
66. — Sache, cria une voix, que dans les Livres Saints, les prophéties ont été fabriquées selon les événements.
67. — Et sache, et la voix monta alors plus haut encore, qu’il y aura de nouveaux livres saints où les événements seront fabriqués selon les prophéties.
68. — Et j’entendis des chants qui de toutes parts chantaient :
69. — Gloire à Jésus, fils de Marie, fils de David, et fils de Dieu !
70. — Ce fut une apocalypse du futur qui se déplia et mit son espace dans l’espace.
71. — Et l’homme du chemin de Damas était mêlé à tout cela.
72. — Je vis de nouveau des scribes, des docteurs, des pontifes, des ermites, des églises, des conciles, tous fonctionnaires d’un trône, qui disputaient dans une enceinte.
73. — Et la voix : Ils s’occupent de toi. Ils font un code où ta vie est clouée sur les textes immuables, où ta figure est défigurée, où tu es attaché de tous côtés, par des liens, aux antiques prédictions et aux doctrines iniques. Toi qui disais : Il n’y a pas de médiateur, ils font de toi le Médiateur en personne. Ils te lapident avec ton nom.
74. — Tu as détruit l’idole d’Israël et n’en as laissé que la grande charpente humaine de justice, mais l’homme du chemin de Damas a mis un autre dieu à la belle place vide.
75. — Au lieu d’y mettre la vie.
76. — Et la loi de Moïse et la fable grecque entreront l’une dans l’autre, et feront de toi une boucherie, car toi, au milieu, écrasé, tu ne seras que la pluie de ton sang.
77. — Tu ne sauras jamais tout ce qu’on fera avec toi, et même maintenant que je te le dis, tu ne le sais pas.
78. — Et il n’y a personne pour te défendre et les disciples de tes disciples disent : Amen.
79. — O vous tous, les gens de partout, pauvres gens innombrables, vous ne savez guère ce qu’on trame. Et vous ne vivez tranquilles que parce que vous ne soupçonnez pas tout ce qu’il y a eu de calculs contre vous.
80. — Et il arrivera que ce seront les pauvres et les déshérités qui donneront le souffle à cette doctrine arrachée en lambeaux de ta chair, et en feront la force vive du monde.
81. — Parce qu’ils n’y auront vu et embrassé que la misère d’un grand pareil. Ceux qui débordent de douleurs aimeront le roi couronné d’épines.
82. — Ils ne chercheront pas à comprendre ceci qui est fou : Qu’un Dieu soit un homme, et un homme un dieu. Ils aimeront cette idée aveuglément, d’un amour maternel.
83. — Mais quand cette doctrine régnera solidement, avec son dieu cloué, elle sera la chose des riches et des bourreaux.
84. — Partout, toujours.
85. — Je poussai un cri entre les pierres où je gisais sur les champs de bataille de la réalité, à l’heure nocturne où les hommes et les peuples s’évanouissent en leur lieu, la nuit quand les ténèbres vous poursuivent, et je voulus crier au loin au-dessus de moi : Ne croyez pas en Jésus !
86. — Mais je n’étais pas de force, moi, à crier cela, et je fus forcé d’entendre encore :
87. — Ceux qui te ressembleront, et qui seront toi ressuscité, seront condamnés et tués par ton Eglise, où tu seras un étranger. Gare à ceux qui s’appelleront les Nazaréens ou qui s’appelleront les Pauvres.
88. — Et la religion aura tout repris aux pauvres, ses vraies mères, elle se sera volée aux malheureux.
89. — Elle les enfoncera plus avant dans les bas-fonds terrestres, et leur ôtera la lumière et la joie.
90. — Une religion à deux faces,
91. — Qui fera le mal sur la terre, mais qui dira sous le ciel, répétant la belle leçon que tu as trouvée : Ecoutez comme je dis le bien.
92. — Et elle soulèvera l’exécration et la colère des justes,
93. — Qui seront les vaincus des siècles.
94. — Comme toi.