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CHAPITRE XXIV

1. — J’allais prêchant l’évangile de l’esprit et des pauvres.

2. — Et constituant une communauté selon l’esprit et selon les œuvres, avec Jean, avec Simon Pierre, et André, et les autres.

3. — Car il faut commencer par quelque chose de proche, et poser les premiers hommes par terre, comme des premières pierres et comme des graines, et faire d’abord une foule enfant. Commençons par devenir petits, pour devenir grands.

4. — Et aussi avec plusieurs femmes.

5. — Les femmes ont été abaissées par les hommes.

6. — L’esclavage des femmes a souillé même la défaite des pauvres.

7. — Parce que Dieu a dit à Eve : Tes désirs se rapporteront à ton mari et il te dominera.

8. — Mais l’heure est venue où chacun doit être chacun.

9. — Et dans la société nouvelle dont nous étions la semence cramponnée en un coin du monde

10. — La femme était l’égale de l’homme.

11. — Et l’église n’était pas une secte, mais nous.

12. — Et Judas Iscariote tenait la bourse, remplie par ceux des nôtres qui avaient été à leur aise dans le monde.

13. — Car on est obligé de vivre par le moyen de l’argent, puisque c’est la loi du monde de la fiction, de la guerre et du mensonge

14. — Dans lequel nous faisons une tache blanche.

15. — Avec ces biens injustes achetons-nous une vie juste.

16. — Mais je n’avais plus de maison,

17. — Pas même une pierre dont je puisse dire : je suis sûr d’y reposer ma tête.

18. — Celui qui est seul, comment aura-t-il chaud ?

19. — Je revins une fois au village dont j’étais sorti.

20. — Je retournai dans mon lieu.

21. — Les autres villes, quoique plus vastes, sont plus légères.

22. — Je retrouvai grandement les petites choses d’autrefois.

23. — Et la fontaine, et les écoliers en rond sur la place répétant le bruit des mots, et ma maison habitée et remplacée par d’autres gens, et ma chambre que, naguère, après cette Priscilla, je retrouvai un soir aussi seule que moi, et la petite fenêtre d’où l’étendue prenait sa source, et la crèche où je suis né — et je ne comprenais plus ce que j’avais été.

24. — Moi qui n’ai plus rien que les rues d’un village,

25. — Moi qui ne connais plus ceci : être du bon côté d’une porte.

26. — Qu’ai-je fait de ma jeunesse et de ma force ?

27. — Qu’ai-je dit avec ma voix qui s’éteindra ?

28. — Qu’ai-je ajouté à la réalité, qui vaille, et qui serve aux hommes, durant tous les jours de mon combat ?

29. — Quelque chose au milieu, mais pas assez.

30. — Je n’ai presque rien fait, et j’ai peur du soir.

31. — Moi qui suis effrayé de toutes mes douleurs,

32. — Je m’accuse de tout ce que je n’ai pas dit.

33. — Heureux ceux qui laissent un grand nom semblable à un berger dans la brume !

34. — L’apôtre qui sera vainqueur un jour sera pourtant pareil à tous ceux qui ont été vaincus.

35. — Mais ce ne sera pas moi.

36. — Et, même quand j’aurai disparu, ne serai-je pas tout seul ?

37. — Et je m’assis sur une pierre, celle où je m’étais assis quand l’amour et la mort m’avaient parlé distinctement, jadis. Je voyais le grand figuier qui fait une tête au village et, au dessus, la place des étoiles.

38. — Si je vivais la douce vie qui est donnée un peu à chaque vivant,

39. — Puisque c’est la seule chose qui lui est donnée ?

40. — Voici : rester ici. Avoir une maison, en s’arrangeant régulièrement par le travail.

41. — Voisiner toujours avec le grand figuier de la place et le figuier ordinaire devant la porte.

42. — Et tout ce que j’avais retrouvé sans le retrouver.

43. — Moi aussi, une femme qui serait aussi un ami,

44. — Et nos corps, facilement lassés, appuyés rien que l’un sur l’autre.

45. — Et moi aussi, des enfants.

46. — Un, deux, ou trois.

47. — Au lieu de crier dans les déserts des villes qui crient plus fort que nous, et sont pires que les déserts.

48. — Et de repousser le refus des hommes.

49. — Ainsi je pensais tant qu’il fit jour.

50. — Mais quand ce fut la voûte du soir, Je retrouvai au fond de mon enfance la pureté qui y était.

51. — Je rassemblai la simplicité, qu’on a comme un trésor.

52. — Montre ton cri. Va-t’en toujours, et essaye d’aller le plus possible partout.

53. — Et d’être l’homme des hommes.

54. — Le matin, on m’entoura et on me dit : Guéris ce malade que voici gisant.

55. — Et celui-ci, qui est aveugle comme la main.

56. — Mais on me disait cela avec rancune et d’une bouche amère, et dans ce village personne ne croyait en moi.

57. — Car ils me connaissaient trop, et connaissaient ma mère, mes frères, et avaient connu mon père.

58. — Et répétaient : C’est Jésus, le menuisier, et puis après ?

59. — Et ils se fermaient d’incrédulité.

60. — Et je ne pus donner à ce malade la sincérité corporelle,

61. — Et il resta dans sa maladie.

62. — Mais le chien qui était petit quand j’étais parti ailleurs, je le retrouvai, et il était vieux, et il ouvrait à peine ses yeux blessés d’âge. Mais si peu qu’il les ouvrît, il me reconnut et fut heureux tout entier. Lui, de son premier à son dernier jour, il aura thésaurisé de l’amour pour moi. Moi je ne l’aime presque plus, et sa mort en moi est plus triste que celle qui est en lui.

63. — Et quand bientôt ce chien mourra,

64. — Sa mort sera aussi grande que la vie.

65. — Mais y n’y aura qu’un tout petit deuil, dont j’ai pitié.

66. — Marie-Madeleine.

67. — Elle me contemplait. Elle s’approcha, les mains tremblantes. Je lui dis : Ne me touche pas. Elle s’arrêta devant moi et ses bras tombèrent le long d’elle.

68. — Je fus pris de curiosité, et je lui dis : Marie, Marie, naguère, tous ceux qui étaient avec moi couraient après toi, et tu ne t’es pas refusée.

69. — Mais à moi seul, tu t’es refusée.

70. — Elle dit : C’est parce que je t’aimais.

71. — Sa voix d’enfant dit ensuite : Mais maintenant, c’est pour moi le soir.

72. — Je voudrais guérir un peu, pas tout à fait, la faiblesse de mon cœur.

73. — Et puisque c’est l’ombre, m’en aller dans un désert plein de soleil.

74. — Elle était vêtue de blanc et le soleil mettait par-dessus ce blanc une blancheur d’ange.

75. — Elle devint comme quelqu’un qui fait une prédiction :

76. — Tu consoleras les malheureux.

77. — Mais je ne sais pas comment tu feras.

78. — Tu seras puni d’être en avant des autres.

79. — Tu seras frappé par tes ennemis, et renié par tes amis.

80. — Tu n’auras que toi pour te secourir.

81. — Et que moi, pauvre et isolée, qui te secourrai sans te secourir.

82. — Elle dit encore :

83. — Tu ne peux pas savoir le charme que tu auras été pour nous. Toi seul l’ignores. Quand je te dis : toi, tu ne sais pas ce que je dis.

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