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CHAPITRE X

1. — Chacun est trop pour être seul.

2. — A ce moment de ma destinée, m’apparut un jour près d’un palmier de feuilles et de soleil, Priscilla, dont le visage était un saisissement de joie.

3. — Je l’ai choisie. Pourquoi ? Je suis au monde celui qui peut le moins le dire. J’aime qui j’aime. Tout vient-il de moi, même la grâce ?

4. — Je t’aime. Je te fais belle.

5. — Celle qui était le nom de ma joie, je crus qu’elle m’aimait, car elle me le disait, avec ses lèvres pensantes. Mais elle aimait en cachette Jekhiel, qui se montrait mon ami, et un jour ils s’enfuirent tous les deux à Bethsara.

6. — Elle est partie, mais elle est ici, elle est là. Partout, sa présence est la moitié de son absence.

7. — Elle est partie ; et je ne peux plus la quitter !

8. — Et je fus en fureur et en détestation contre eux deux qui m’avaient trahi : le double monstre défiguré.

9. — Et j’allai dans les montagnes, et c’était malgré moi du côté de Bethsara que j’allais.

10. — Or un jour, du haut d’un rocher, je découvris le corps de Priscilla et le corps de Jekhiel, enlacés.

11. — Ils étaient tombés ensemble sur la pierre et s’étaient tués. Ils étaient là, éternisés de froid, et leurs pieds étaient cloués tout au bout de leur chemin terrestre, mais ils avaient eu encore la force de s’embrasser d’amour

12. — Avant de s’endormir.

13. — Et cela me déchira de voir la forme de Priscilla, encore entièrement semblable dans le froid à sa forme chaude, s’attacher ainsi sans arrêt à l’autre, bien que ses yeux entr’ouverts ne fussent que deux perles.

14. — Et cela m’apparut comme leur haine de moi à nu.

15. — Or étant descendu près d’eux, je vis qu’ils respiraient encore l’un et l’autre et n’étaient point morts.

16. — Et ma gorge chanta : Elle vit !

17. — Car aimer une créature, c’est avoir besoin que cette créature vive.

18. — Même si, détournant sa figure qui ressemble à toute la beauté, elle doit vivre pour un autre.

19. — Et il se fit ainsi un changement en moi tandis que je leur donnais des soins, à tous deux qui ne faisaient qu’un.

20. — Je compris à jamais les choses de l’amour ; parce que, maintenant, j’étais au-dessus.

21. — Ces choses ne sont plus pour moi.

22. — Toute cette guerre demi-intérieure que se font les hommes et les femmes.

23. — Et la vengeance n’est pas non plus pour moi, ni pour personne. On peut faire de la souffrance ou de la haine, non de la vengeance. Et tu ne te venges de ta propre souffrance qu’à force de la connaître.

24. — Et à un moment, je me décide, et je commence à m’éloigner d’elle, pas à pas.

25. — (Moi, je resterais bien.)

26. — Après les avoir laissés en paix, je revins chez moi, et je vis partout dans les campagnes et dans les cachots des maisons, des malheureux qui peinaient.

27. — Ils ne peinaient pas tous, mais je ne voyais que ceux-là.

28. — Et ceux-là n’étaient pas nouveaux, ni mis exprès sur mes pas, mais, avant, je ne les voyais pas assez.

29. — Mais j’étais devenu moi-même.

30. — Parce que mon cœur s’était fendu.

31. — Et ce fut ma vraie rencontre avec les hommes.

32. — Les riches, les aisés, les satisfaits aux habits propres et aux lèvres grasses, ceux qui ont les mains des autres au bout de leurs bras, et qui récoltent le travail, qui m’entourent et disent d’une voix caressante : Nous sommes justes.

33. — Que j’ai contemplés un à un, en rond, et à qui j’ai dit : Quelle est ici l’âme qui n’aurait point honte de se déshabiller ?

34. — Et puis, tous les autres hommes qu’il y a, marchant sous le soleil.

35. — Qui crient, mais pourtant ils parlent bas.

36. — Qui pleurent, mais cette eau triste n’est pas féconde.

37. — Et leurs plaintes ne pèsent pas plus que celles des petits enfants qui pleurent dans les grands bras.

38. — Ou c’est comme les enfants de la rue qui disent : Nous chantons et vous ne chantez pas.

39. — Le torturé de fatigue, le maudit du travail, planté dans le champ, et dont les épaules montaient et descendaient pour changer la forme de l’étendue, m’a dit : Autrefois, j’avais faim de la terre, mais maintenant, la terre est mon malheur. Car elle est injuste.

40. — Et les cieux sont injustes dans l’affaire de la semence de pluie et de la semence de soleil.

41. — Il était pur, il était juste. Et ce pur et ce juste ouvrit la bouche pour dire ce qu’a dit Caïn : Ma peine est plus grande que je ne la puis porter. Et comme Caïn, il dit : Mais j’ai une marque qui me force à vivre.

42. — Car, dit-il, je voudrais être dans le cimetière où le méchant ne fait plus de mal à personne.

43. — Mais qu’est-ce que l’homme mortel, que l’Eternel le châtie chaque matin ?

44. — Ne me permettras-tu pas, Seigneur Dieu, d’avaler ma salive ? Que feras-tu de moi, conservateur des hommes ? Et chaque jour, au temps du soir, mes bras sont recassés.

45. — Pourquoi la lumière est-elle donnée à l’homme auquel le chemin est bouché !

46. — Et l’autre, tout seul sur la pierre de son foyer, dit : La fatigue m’a frappé de sorte que j’ai oublié de manger mon pain. Et je n’ai plus soif que de cris.

47. — Mais l’autre : On voudrait que manger et boire soient tout, mais on ne peut pas. Un jour, on voudrait que manger et boire ne soient rien, et l’on ne peut pas. Mon rêve m’est tombé de la tête au ventre.

48. — Cette pauvresse-là, me dit : Je n’ai qu’un peu de farine. Fais-en, dis-je, deux galettes et donne-m’en une. Oui, dit-elle. Nous les mangerons, dit-elle, puis nous mourrons. Et cette pauvresse était tremblante pour tout cela, et à cause de la pluie.

49. — Ils travaillent et se plient. Ils enfantent les choses en travail, comme des femmes, tous les jours. Tous les jours, ils sont mangés par la faim. L’armée de la terre n’a pas le temps de vivre et est pareille à des bêtes.

50. — Ils reculent tristement de la naissance à la mort.

51. — Et qu’on leur applique exactement, aux travailleurs, ce qu’Eliphaz Thémanite a dit du méchant dans les Ecritures : Un cri de stupeur est dans ses oreilles. Il court de tous côtés après le pain, disant : Où y en a-t-il ? Et il habite dans les maisons dépouillées et dans les villes salies. Et tout cela le fait marcher vers le roi des frayeurs.

52. — C’est la richesse magique des autres qui fait leurs maux.

53. — Car, ainsi qu’il est écrit, il y a comme une guerre ordonnée aux mortels sur la terre.

54. — Car la règle que décident les riches pour réussir, et l’exemple des riches, font tomber la guerre

55. — Sur les pauvres, et même entre les pauvres.

56. — Le pouvoir qui tombe d’en haut n’a pas le sens de la vérité, et tout cela est mal fait sur la terre.

57. — Car les petits, c’est un géant, et les pauvres, étant presque tous les hommes, sont la richesse de la terre.

58. — Car le pain c’est leur pain. Le pain ne descend pas du ciel, mais il germe de la terre — dans leurs mains.

59. — C’est ainsi que j’ai vu la punition du pauvre.

60. — Dont les deux mains sont toujours condamnées.

61. — C’est beau de voir d’un seul coup, au monde, les pauvres à un se ressembler.

62. — Par là, la pauvreté est belle, elle qui n’est pas belle.

63. — Et les penchés savaient qu’il allait y avoir une Révolution, et qu’après cette Révolution, tout serait à tous, et qu’il n’y aurait plus de maître ni d’esclave, et leurs figures attendaient, pendant que leurs mains s’acharnaient à souffrir.

64. — Et celui dont les enfants allaient mourir par manque de tout, m’interrogeait : la Révolution viendra-t-elle avant qu’ils ne meurent ? Tout est là.

65. — Elle viendra pour empêcher que des enfants ne meurent. C’est tout ce qu’on peut répondre. Car ce n’est pas une idole, c’est des gens.

66. — Ainsi, m’étant élevé au-dessus de mes batailles, à moi, il s’était fait un soleil de pitié, et je vis enfin bouger l’ensemble des choses,

67. — Qui est sous le signe de la convoitise et de la guerre.

68. — Et que j’avais perdu bien du temps loin du devoir que je m’étais donné : Faire quelque chose de juste.

69. — Car mes temps vont être passés, et il sera trop tard.

70. — Je suis venu ici par le chemin des convoitises personnelles. Et je me demandais : Quelle voie prendrai-je pour m’en retourner ? Car je ne savais pas laquelle il fallait prendre.

71. — Car il y a deux voies et deux fatalités : Celle de chacun et celle de tous.

72. — Et voici celle de chacun : Jouir et souffrir, chacun, dans son cœur et dans son corps, par l’amour et la mort. Et le désir n’a jamais ce qu’il veut, car il veut ce qu’il n’a pas. C’est là la plaie sans fin creusée dans chacun, et la chute originelle de chacun. Sur cette voie, tout est vanité, si bien qu’il n’est de rachat pour chacun que dans sa propre passion.

73. — Car le vivant ne peut pas tuer la souffrance enfermée en lui. Il peut seulement mourir.

74. — Et voici la fatalité de tous : Subir le mal des gens d’en haut. A cette fatalité, il faut apprendre à désobéir. Et cette œuvre de désobéissance a la durée. Ta destinée, à toi, solitaire, c’est celle où la mort finit tout. La destinée de tous, c’est celle où la mort n’est rien.

75. — Car le peuple innombrable qui possède la douleur, possède aussi l’immortalité : même quand on l’a tué, il peut encore crier et se lever.

76. — Et dans ce train de choses, on ne peut pas dire : tout est vanité. Car si la première fatalité que j’ai dite, nous vainc, l’autre, nous la vaincrons si nous sommes ensemble. Le fou se laisse aller à la pente des chairs. Il a son cœur à gauche ; mais le sage a son cœur à droite.

77. — L’œuvre qu’on doit faire, c’est celle qui est faisable.

78. — Et la Révolution n’ira pas du ciel à la terre, mais elle ira de la terre au ciel !

79. — Mais ceux qui les premiers ouvrent les voies, et qui veulent rendre aux foules une existence naturelle,

80. — Ils n’ont pas, eux, une existence naturelle.

81. — Ils sont maudits.

82. — Ils demandent leur chemin aux errants et la charité aux mendiants.

83. — Et parce qu’à la fois ils regardent ce qui est, et ils espèrent ce qui n’est pas, ils boitent.

84. — Et ils ne font pas, eux, ce qu’ils disent de faire.

85. — Ils disent : Ce n’est pas l’amour qui doit être la pierre d’angle de la loi commune. C’est la justice qui sera la pierre d’angle. Car l’amour est de chacun à chacun, et non de chacun à tous.

86. — Mais cet amour tendre pour tous les hommes, dont ils n’osent pas faire la règle de l’assemblée, ils le mettent, eux seuls, dans leur cœur.

87. — Ils placent la destinée des autres dans leur destinée propre, ce qui est grand comme la folie.

88. — Moi, je réunis ce commandement innombrable, en moi.

89. — Et je remplis ma conscience avec le portrait de tous ceux que je ne connais pas, et je me mêle de ce qui ne me regarde pas.

90. — Je vous aime tous, les hommes, les éternels absents.

91. — J’ai vu mon ombre se poser sur un morceau de mur et de lumière.

92. — Mes cheveux désordonnés, la pointe de mon menton et de mon épaule, en zig-zag noir sur la pierre.

93. — Je ne suis que ceci : Un pauvre ouvrier.

94. — Mais un ouvrier qui pense à la chose même du labeur et du châtiment.

95. — Je suis l’ouvrier des ouvriers.

96. — Et voici maintenant à mes yeux le bâtiment de la ville et les champs, à la fois, dans le soir, au temps du jour où les étoiles sont encore vêtues de bleu. Comme l’a fait le grand Berger de nos ancêtres, je porterai le poids de tout ce peuple, et je ne dirai pas : il est trop pesant.

97. — A cause de ceux qui sont faibles, on est faible, et à cause de ceux qui ont faim, on a faim.

98. — La voix des voix, le cri des cris.

99. — Moi seul je suivrai ce commandement.

100. — Je ne leur demande pas de le suivre.

101. — Je ne leur demande pas l’impossible.

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