Jésus
CHAPITRE II
1. — Et je préfère le soir au jour.
2. — Le soir efface entre nous tous, les choses du dessus. Il ôte les barrières qu’on voit, et la mauvaise richesse des heures et tous les couvercles du jour. Il est quelque chose de moins. J’aime mieux le soir : la lumière pauvre.
3. — Qui restitue.
4. — Le soir pudique montre la vérité. Et les cœurs qu’on a sont placés à même dans l’ombre.
5. — Cette présence sans couleur est une apparition plus forte que le buisson ardent qu’a vu sur la montagne le Père de nos pères.
6. — Quand Moïse, tout tremblant d’abord, n’osa considérer ce que c’était.
7. — Et si on m’a dit dans la lumière du jour : adore ceci ou cela, je me réponds parfois, quand l’ombre est venue laver le jour à côté de moi : Non. Parce que je vois que ceci ou cela n’est pas vrai.
8. — Comme je rentrais au jour tombant, chez mon père et ma mère, je vis se dresser pas loin de ma porte un garçon qui avait environ mon âge, et qui était maigre et dépouillé.
9. — Il me demanda : Tu aimes tes parents par dessus tout ? Je répondis oui. Il cria : Non !
10. — Et il sembla que nous nous soyons heurtés jusqu’aux racines extraordinaires qu’on a dans la terre. Puis il disparut. Il n’avait été que celui qui a dit non.
11. — Après, je sus que c’était Jean fils de Zacharie.
12. — Or dans la chambre du soir nous étions là.
13. — Et je voyais encore à peu près la tête hochante de mon père et les épaules de ma mère pliées sous la pesante journée.
14. — Comme on ne pouvait plus rien faire d’utile dans cette chambre, on parlait inutilement. Mes parents parlaient des voisins, et des voisins des voisins, et de tous les gens du village. Et ils les critiquaient ou les jalousaient, disant : Thadée a fait cela, et voilà ce qu’a fait Saphira. Pourquoi ne le ferions-nous pas ?
15. — Et je vis bien que les familles, ce sont des étroites conjurations qui sont les unes contre les autres, et qu’il s’y enfouit la graine de la lutte et de l’envie.
16. — Et voilà que la nuit noircissait la porte de la chambre. La nuit, en vérité, ouvrait cette porte en la mélangeant à tout. Et par cette porte ouverte, il me semblait que je sortais de la maison et que je m’en allais vers tous les autres : ceux des espaces et des temps.
17. — Mon père, ma mère, ce n’est probablement pas vous la vraie famille que j’ai. Il y a dehors, là-bas, des gens qui sont plus mes parents que vous autres, et qui ne sont pas encore mes parents. Je ne suis pas venu vers vous. Celui-là est mon frère, qui marche vers moi. Et essaie d’être mon frère, avant d’avoir un nom. Quand je dis : Mon frère, je l’appelle, au loin.
18. — Tout vient-il de moi, même ma parenté ?
19. — Le lendemain, j’ai cherché Jean Zacharie, pour le remercier. S’il n’avait pas parlé, je n’aurais pas osé croire ce que je croyais.