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CHAPITRE XII

1. — M’interrogea un jeune homme qui vint à moi comme je marchais dans la rue.

2. — Maître, j’ai entendu parler diversement d’elles deux : la vérité et la réalité.

3. — Je lui répondis : Nous sommes toujours entre elles deux, l’une en dedans, l’autre en dehors. Vois cette rue où nous marchons : Elle semble se rétrécir au loin en avant de nous, et ses maisons ont l’air de se rapetisser à nos yeux, et pourtant, à mesure que nous la parcourons, nous voyons qu’elle est toujours aussi large, et ses maisons aussi hautes.

4. — Alors, il y a dans l’œil deux images de la rue : celle qui va se rétrécissant et celle toujours aussi large.

5. — Il dit, vite : C’est celle que tu dis en dernier, à savoir l’aussi large, qui est la seule vraie.

6. — Oui, mais l’autre est la seule réelle.

7. — Ne prends-tu pas la vérité par le mauvais bout ?

8. — La vérité pratique et la vérité théorique, la visible et l’invisible, ne sont pas deux choses différentes, mais les deux faces de ce qui est,

9. — Comme la forme d’un cercle diffère aux yeux selon qu’on est en dedans ou en dehors de ce cercle, tout en étant une.

10. — Il dit, s’éclairant pas à pas, du visage, et me montrant une vieille femme qui approchait, vêtue de noir jusqu’aux paupières dans le soleil, comme si elle avait ramassé son ombre par terre pour s’en envelopper : Elle grandit ; la-bas elle est petite, là, moyenne, ici, grande. Tout est là.

11. — Et parce que nous marchions, les maisons jouaient avec leurs longues et larges lignes d’or.

12. — Et je dis oui, et je dis : Toutes les fois que tu as vu les deux bouts de la vérité en désaccord, c’est que tu t’es trompé.

13. — Puisqu’ils sont inséparables.

14. — Recherche l’éclat de lumière et la justice des lignes, et tout le reste viendra par surcroît. Le reste : la certitude caressante.

15. — Ce qui est miraculeux c’est que, fermant les yeux, tu fasses un monde. Mais ce qui serait beau, c’est que ce monde fût celui qui est.

16. — Donc, ne t’amuse pas à séparer le vrai du réel ; l’esprit, de la vie.

17. — Puisqu’il n’y a en tous lieux qu’une seule réalité et qu’une seule vérité : la même, qui n’est pas la même.

18. — Qu’il n’y ait jamais une petite idée sans une petite chose.

19. — Qu’il n’y ait jamais une grande idée sans une grande chose.

20. — Car si tu sépares la réalité de la vérité, la réalité devient aveugle, et la vérité devient folle.

21. — Mais on est effrayé de ce que peut créer dans le vide le dedans de la tête.

22. — Le mal, c’est qu’on peut dire ce qu’on veut. Et même, qu’on peut faire dire ce qu’on veut à ce qui a été dit.

23. — Satan peut dire, s’il lui plaît : N’est adorable que le bien. Et c’est un mensonge, à cause de la bouche de Satan.

24. — L’hypocrite n’est-il pas quelqu’un qui dit de belles pensées ?

25. — Les paroles des fous viennent de la multitude des paroles, dit l’Ecriture :

26. — Parce que les mots se laissent faire.

27. — Mais la vérité, pendant ce temps-là, est muette.

28. — Didyme dit : Il faut toucher.

29. — Je répondis : Tu parles bien.

30. — Je veux être l’esprit en chair et en os.

31. — Qu’on me touche.

32. — Qu’il y ait la main de la joie.

33. — Car la chair et l’esprit sont les deux choses d’une seule chose :

34. — La vie.

35. — Après, nous rencontrâmes dans un coin une folle, qui était sale et pauvre ; et sa robe tombait autour d’elle comme la pluie.

36. — Elle dit : Je suis heureuse, étant certainement la reine de Saba.

37. — Autour de moi ils disaient, émus de compassion : Il faut la laisser telle quelle.

38. — Non, il ne faut jamais respecter la folie.

39. — Que l’intelligence soit pure comme le jour.

40. — Et que des lignes droites rayonnent des têtes.

41. — Et justement, nous rencontrâmes plus loin un homme qui travaillait ; et c’était un jour de sabbat !

42. — Et justement, je dis à cet homme qui travaillait au temps où cela ne devait point se faire selon la Loi (car il chargeait son âne) : Homme, si tu sais ce que tu fais, tu es heureux. Mais si tu ne le sais pas, tu es maudit et transgresseur de la Loi.

43. — Comprendre d’abord.

44. — Croire sans savoir, c’est une mâchoire sans corps.

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