L'illusion libérale
XXI
La première parole de grande liberté qui ait été prononcée d’une bouche mortelle, le premier acte de grande liberté que le genre humain ait vu accomplir, ce fut quand deux pauvres juifs, les apôtres Pierre et Jean, proclamèrent le devoir d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes, et continuèrent de répandre l’enseignement que l’erreur et la persécution, sous des masques de justice et de prudence, voulaient supprimer[16]. Qui suit cet exemple est libre, libre des faux juges, libre des faux sages ; il entre dans la cité imprenable ; sa pensée, délivrée des basses terreurs, est soustraite à l’empire de la mort ; il met à couvert de l’esclavage tous ceux qu’il peut persuader.
[16] Act. Apost., IV, 19-20.
Mais il faut observer deux choses.
Premièrement, cet acte de liberté que font les apôtres envers les puissances de la terre, est en même temps un grand hommage de soumission qu’ils font envers Dieu, et ils ne sont si forts contre le monde que parce qu’ils obéissent à Dieu.
Dans un discours tenu au congrès de Malines, discours éloquent, très-célèbre parmi les catholiques libéraux, on fait remonter la liberté de conscience à ce premier et fameux non possumus, on dit qu’elle y fut créée et promulguée. — Tout au contraire, selon la juste remarque d’un publiciste anglais[17], c’est ce jour-là, c’est par ce non possumus que la conscience humaine connut et accepta le frein d’une loi immuable. Ce n’était pas un principe de liberté libérale que saint Pierre évoquait : il proclamait le devoir impérissable, irrévocable, imposé de Dieu qui l’obligeait de prêcher la Révélation. Il n’annonçait donc pas au monde l’émancipation libérale de la conscience : il chargeait au contraire la conscience du glorieux poids de rendre témoignage à la vérité ; il l’émancipait des hommes, non pas de Dieu. Il pouvait demander aux païens, de la part de Dieu, la liberté pour les chrétiens, il ne donnait certainement ni ne rêvait de donner aux chrétiens la licence d’élever l’erreur au niveau de la vérité, de telle sorte qu’elles dussent un jour traiter d’égale à égale, et que la vérité considérât l’erreur comme souveraine de droit divin en tel lieu, pourvu qu’elle fût elle-même souveraine ou tolérée en un autre lieu. Et quelles réponses alors cette vérité humiliée et diminuée saurait-elle faire aux sophismes sans nombre de l’erreur ?
[17] Les Rapports du Christianisme avec la Société civile, par Édouard Lucas, discours prononcé à l’Académie Catholique de Londres, et publié par Mgr Manning.
Secondement, cette vérité de délivrance, cette vérité unique, l’Église seule a mission de l’enseigner et elle n’en persuade que les âmes remplies de Jésus-Christ.
Où Jésus-Christ n’est point connu, l’homme obéit à l’homme et lui obéit absolument ; où la connaissance de Jésus-Christ s’efface, la vérité baisse, la liberté subit une éclipse, la vieille tyrannie reprend et étend ses anciennes frontières. Quand l’Église ne pourra plus enseigner Jésus-Christ tout entier, quand les peuples ne comprendront plus qu’il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes, quand il ne s’élèvera plus de voix pour confesser la vérité sans déguisement et sans amoindrissement, alors la liberté aura quitté la terre. Alors l’histoire humaine sera près de sa fin.
Néanmoins, tant qu’il restera un seul homme de foi parfaite, celui-là sera libre du joug universel, aura dans ses mains ses destinées et celles du monde ; le monde n’existera que pour la sanctification de ce dernier. Et si ce dernier aussi apostasiait, s’il disait à l’Antechrist, non qu’il a raison de persécuter Dieu, mais seulement qu’il lui est permis de ne pas employer sa force à faire régner Dieu, ce serait sa sentence et celle du monde que prononcerait l’apostat. La terre ne donnant plus à la vérité divine la confession et l’adoration qu’elle lui doit, Dieu retirerait son soleil. Privé du contrepoids de l’obéissance et de la prière, le blasphème ne monterait pas au ciel, mais il périrait aussitôt. De lui-même il retomberait dans le puits de l’abîme.