L'illusion libérale
XXXI
Ce n’est pas ce que leur propre expérience leur promet. Nous pouvons parler de cette expérience ; nous l’avons faite ensemble, du même effort, dans le même sentiment.
L’expérience a été longue ; le temps semblait aussi favorable que les jours présents le sont peu. Quoique en petit nombre, notre union nous rendait forts. La constitution régnante obligeait de compter avec nous ; elle nous faisait des avantages dont nous étions reconnaissants, des promesses auxquelles nous voulions croire et qui nous touchaient plus que ses refus. Qui souhaita autant que la Charte fût une vérité, qui s’y prêta davantage, qui l’espéra plus sincèrement et plus ardemment ? Tout en maintenant nos principes contre la doctrine révolutionnaire, que rejetions-nous en fait ? Que demandions-nous au delà du pouvoir d’opposer la liberté à la liberté ?
Nous ne formions pas un parti isolé ou de peu d’importance. Nous avions à notre tête les princes de l’Église, un surtout, aussi éminent par son caractère et par son talent que par sa position : c’était le grand Évêque de Langres, qui vient de mourir sur le siége d’Arras, aimé de Dieu et honoré des hommes. Mgr Parisis étudia la question de l’accord de la religion et de la liberté, moins pour savoir ce que l’Église devait retenir que pour connaître ce qu’elle pouvait concéder. Un écrit qui obtint son approbation résume ainsi le programme du parti catholique : « Les Catholiques ont dit aux princes, aux docteurs et aux prêtres des idées modernes : Nous acceptons vos dynasties et vos chartes ; nous vous laissons vos gains. Nous ne vous demandons qu’une chose, qui est de droit strict, même à vos yeux : la liberté. Nous voulons combattre et vous convaincre par la seule liberté. Cessez de nous soumettre à vos monopoles, à vos entraves et à vos prohibitions ; laissez-nous enseigner librement comme vous faites ; nous associer librement pour les œuvres de Dieu comme vous pour les œuvres du monde ; ouvrir des carrières à toutes les belles ardeurs auxquelles vous ne savez qu’imposer des contraintes ou proposer des marchés. Et ne craignez pas notre liberté : elle assainira et sauvera la vôtre. Là où nous ne sommes pas libres, nul ne l’est longtemps[19]. »
[19] Notice de l’Auteur, sur Mgr Parisis.
Voilà ce que nous demandions. Et, sans vouloir louer ni déprécier personne outre mesure, nos adversaires d’alors étaient plus graves, plus sincères, plus éclairés, plus modérés que nos adversaires d’aujourd’hui. C’étaient les Guizot, les Thiers, les Cousin, les Villemain, les Broglie, les Salvandy, et à leur tête, le roi Louis-Philippe. Tous ces chefs de la société dirigeante n’avaient point le fanatisme d’irréligion et d’antichristianisme que nous avons vu depuis. Leur attitude subséquente l’a honorablement prouvé. De plus, ils croyaient à la liberté, du moins ils y voulaient croire. Qu’avons-nous obtenu d’eux, de leur sagesse, de leur modération, de leur sincérité ? Hélas ! le compte en est aussi facile à faire qu’amer à dire : Nous n’avons rien obtenu, rien du tout, ce qui s’appelle rien. Une catastrophe est survenue : l’épouvante a mieux réussi que la raison, la justice et la Charte. Sous le coup de l’épouvante, on nous a laissé prendre quelque chose, mais avec quel dessein mal dissimulé de réduire bientôt ou d’annuler ces minces avantages ! L’orage a passé. Ceux de nos adversaires qui sont restés à bas n’ont point donné de signe éclatant de conversion ; ceux qui se sont relevés semblent ne pouvoir se pardonner d’avoir eu peur du tonnerre ; généralement, ils se montrent plus hostiles qu’ils ne paraissaient.
Avons-nous donc changé nous-mêmes, et retiré aux choses modernes l’adhésion pratique et le concours que nous leur donnions ? Les catholiques libéraux le prétendent, mais ils s’abusent gratuitement.
Nous disions alors, nous disons aujourd’hui que la base philosophique des constitutions modernes est ruineuse, qu’elle livre la société à des périls certains. Nous n’avons jamais dit que l’on pût ni que l’on dût substituer violemment d’autres bases, ni qu’il fallût s’interdire de pratiquer ces constitutions en ce qui n’est pas contraire aux lois de Dieu. C’est un fait totalement indépendant de nous, un état de choses au milieu duquel nous nous trouvons à certains égards comme en pays étranger, observant les lois générales qui règlent la vie publique, usant même du droit de cité dont nous acquittons les obligations, mais nous abstenant d’entrer dans les temples et d’offrir l’encens. L’auteur de ces pages, s’il peut se permettre d’avancer un pareil exemple, a longtemps pratiqué la liberté de la presse et il demande à l’exercer encore, sans croire aucunement pour cela, et sans avoir cru jamais, que la liberté de la presse soit un bien absolu. Bref, nous tenons envers les constitutions la même conduite que tout le monde à peu près tient envers l’impôt : nous payons l’impôt en demandant qu’on le diminue, nous obéissons aux constitutions en demandant qu’on les améliore. Là se bornent nos difficultés ; les catholiques libéraux le savent bien.
Si c’est trop, si nous devons toujours payer l’impôt sans jamais le trouver lourd ; si nous devons transporter aux constitutions modernes la créance religieuse que nous retirerons aux dogmes qu’elles déclarent implicitement déchus ; s’il ne faut y souhaiter d’autre amélioration qu’un dégagement plus radical de toute idée chrétienne, quelle liberté nous promet-on, et quels avantages les catholiques libéraux pensent-ils tirer de cette liberté qui leur sera faite dans la même mesure qu’à nous ?