L'illusion libérale
XXIV
On est attristé de voir des hommes d’un grand mérite et qui ont rendu de grands services, s’efforcer de faire pénétrer chez les catholiques des doctrines que ceux-ci repoussent comme attentatoires aux droits et à la dignité de l’Église, tandis que les adversaires et les ennemis de l’Église les rejettent comme encore trop imprégnées de l’esprit chrétien. Leurs formules, inspirées par cet esprit de compromis qui confond toutes les limites, rencontrent partout le même sort malheureux. Ils parlent de l’indépendance de l’Église : ce mot seul est de trop pour les révolutionnaires, on leur enjoint de l’effacer : et en même temps, d’un autre côté, comme ils parlent aussi de l’indépendance de l’État, les catholiques observent que sous le couvert de ce mot, par la force des choses, ils subordonnent la société religieuse au pouvoir civil et font dépendre l’existence matérielle du christianisme de la bienveillance de ses ennemis, lesquels, en toute circonstance, se montrent non-seulement indifférents mais hostiles, non-seulement hostiles mais furieux. Il s’agit toujours de concilier l’inconciliable, d’obtenir pour l’Église une grâce qu’on ne veut point lui accorder, de soumettre l’Église à des conditions de grâce qu’elle ne saurait supporter. Nulle richesse d’éloquence ne peut dissimuler longtemps ce fond d’incurable misère, nulles paroles dans aucune langue n’ont une élasticité qui puisse mettre d’accord et retenir ensemble de pareilles contradictions. Libre coopération, indépendance réciproque des deux pouvoirs, etc. Que signifient ces sonorités ? Que tirer pratiquement de la « libre coopération » de l’âme et du corps, de « l’indépendance réciproque » de la matière et de l’esprit ?
Il y a des mots plus malheureux, parce qu’ils ont une portée plus nette. L’invitation faite à l’Église de renoncer au privilége est un de ces mots qui blessent le sens catholique.
En effet, l’Église a une constitution divine, elle vit de son droit propre, et non de privilége. Qui donc lui aurait accordé un privilége qui ne lui appartînt pas de nature ? L’État ? Mais alors la société civile est donc supérieure à la société religieuse et peut légitimement lui reprendre ce qu’elle lui a bénévolement octroyé ? L’histoire, d’accord avec le bon sens chrétien, condamne la fausse vue que trahit ce langage. L’Église n’a pas été faite par l’État : c’est elle au contraire qui a fait l’État et la société ; et ni l’État ni la société n’ont octroyé à l’Église des priviléges : ils lui ont reconnu une manière d’être antérieure à leur propre existence, un droit qui ne relève d’eux en aucune sorte et qu’ils ne peuvent modifier que par un abus contre lequel l’intérêt public l’oblige de protester.
Nous ne pouvons partager l’ignorance où l’ingratitude révolutionnaire prend soin de s’enfermer. Nous savons que l’Église a grandi malgré la puissance païenne, qu’elle a changé l’assiette du monde, qu’elle est, en un mot, la mère et l’institutrice des États chrétiens, et que la supériorité de leur civilisation est due à ses principes et en dépend toujours. Nous savons aussi que l’Église n’a pu accomplir ce grand ouvrage, ne l’a pu défendre et ne le pourra maintenir qu’au moyen de cette constitution propre qui lui a été donnée de Dieu pour agir dans le monde en sa double qualité de Mère et de Reine, également maîtresse du genre humain par l’amour, par la lumière et par l’autorité. Et nous attribuerons aujourd’hui aux écoulements déjà si restreints de cette suprématie maternelle et royale, le caractère flétrissant de priviléges, de concession humaine qu’il faut enfin abdiquer ! L’Église a moins encore le droit de les abdiquer que la société le droit de les suspendre, car il ne lui est pas donné de se méprendre sur la source d’où ils viennent et sur le but qu’ils doivent réaliser. En présence de l’État incrédule ou hérétique, elle saura subir la privation temporaire de l’exercice de sa prérogative divine ; elle ne peut proclamer qu’elle en fait l’abandon, qu’elle rejette comme mauvais ou superflu ce qui lui a été, non-seulement conféré, mais imposé de Dieu pour le bien du monde. Quand l’Église conclut un concordat, elle ne traite pas en subordonnée, mais en supérieure ; c’est elle qui concède ; elle ne reçoit pas des priviléges, elle en accorde. Elle les accorde à regret, car si elle évite par là un plus grand mal, l’expérience a trop prouvé que ces concessions ne sont guère propices au bien général, rien de ce qui affaiblit le sentiment chrétien ne pouvant tourner à l’avantage de personne.
L’argument que le Libéralisme croit tirer de ces concessions contre les principes, est indigne d’une raison chrétienne. En premier lieu, l’Église ne concède point sur les principes, ne signe point de traités où ils ne soient réservés. En second lieu, exposée aux coups emportés de la force et n’ayant d’autre arme naturelle que sa patience, l’Église, suivant la profonde observation de J. de Maistre, « ne refuse à la souveraineté qui s’obstine, rien de ce qui ne fait naître que des inconvénients. »