L'illusion libérale
XXXII
Ils jurent volontiers par les principes de 89 ; ils disent même « les immortels principes ». C’est le schibboleth[20] qui donne entrée au camp du grand libéralisme. Mais il y a manière de le prononcer, et nos catholiques n’y sont pas tout à fait, car malgré tout on les reçoit froidement ; les plus avancés font encore quarantaine. Je les en félicite. Pour avoir bien l’accent, il faut premièrement bien comprendre et bien accepter la chose.
[20] Judic., XII, 6.
S’ils voulaient comprendre bien la chose, j’ose dire qu’ils ne l’accepteraient pas. Qu’est-ce que c’est que les « principes » ou les « conquêtes » ou les « idées » de 89 ? Ces trois noms donnent déjà trois nuances, ou plutôt trois différentes doctrines, et il y en a bien d’autres. Tel catholique libéral distingue très-soigneusement entre principes et conquêtes, tel autre reçoit conquêtes et principes, tel autre rejette également conquêtes et principes et n’admet qu’idées.
Chez les libéraux purs, c’est-à-dire sans mélange de christianisme, l’on déteste ces distinctions, aigrement qualifiées de jésuitiques. Idées, principes, conquêtes sont des articles de foi, des dogmes, et leur ensemble constitue un symbole. Mais ce symbole, personne ne le récite, et si quelqu’un l’a écrit tout entier pour sa satisfaction privée, on peut le défier de le recopier sans y faire de retouches, et surtout de trouver un frère en 89 qui n’y propose des suppressions et des additions.
Rien de plus laborieux et de plus infructueux qu’un voyage à la recherche des principes de 89. On y rencontre considérablement de buissons creux, de banalités, de phrases vides.
M. Cousin, ayant entrepris de révéler ces mystères qui portent le nom redouté et béni de principes de la Révolution française, les réduit à trois : « La souveraineté nationale, — l’émancipation de l’individu, ou la justice, — la diminution progressive de l’ignorance, de la misère et du vice, ou la charité civile. » Tocqueville ne contredit pas M. Cousin, seulement il démontre sans peine que 89 n’a inventé ni cela ni rien de ce que l’on peut mettre encore de bon et d’acceptable sous le nom de 89. Tout existait mieux qu’en germe dans l’ancienne constitution française, et le développement en eût été plus général et plus solide si la Révolution n’y avait pas mis la main, c’est-à-dire le couteau.
Avant 89, la France croyait bien s’appartenir et l’on avait bien déjà quelques lueurs de l’égalité devant la loi, par suite de la pratique déjà longue de l’égalité devant Dieu ; la charité manifestait son existence par un assez grand nombre d’établissements et de congrégations charitables ; l’instruction publique était plus libérale, plus solide et plus largement répandue qu’aujourd’hui[21]. Il est certain aussi que la religion catholique n’a jamais passé pour ennemie des tribunaux, des hôpitaux et des colléges. Quand nous combattions le monopole universitaire, c’était pour ouvrir des écoles et fonder des universités ; quand nous combattions pour la liberté du dévouement religieux, aucune infortune n’en devait souffrir ; nous n’avons jamais demandé qu’un droit fût lésé, ni qu’un crime pût échapper à la répression par la qualité du criminel.
[21] Rapport de M. de Salvandy, ministre de l’instruction publique.
Si donc les principes de 89 sont ce que dit M. Cousin, en quoi la foi catholique leur est-elle contraire ? Catholiques libéraux et catholiques non libéraux les ont également non-seulement respectés, mais pratiqués et défendus.