L'illusion libérale
V
Cet ennemi n’est pas à dédaigner, quoiqu’il ne soit approvisionné que de chimères. Il y a des chimères que la raison ne doit pas affronter toute seule ; elle serait battue, non par les chimères, mais par la complicité des âmes.
Les âmes sont malades, et d’une terrible maladie : la fatigue et la terreur de la vérité ! Dans les âmes encore chrétiennes, cette maladie se manifeste par une absence d’horreur pour l’hérésie, par une continuelle complaisance envers l’erreur, par un certain goût des piéges qu’elle tend, souvent par une honteuse ardeur à s’y laisser prendre. Le mal n’est pas d’aujourd’hui, il tient au cœur de l’homme. « J’aimais à être pris », dit saint Augustin[4]. Le P. Faber[5] en a décrit la physionomie politique au temps présent. La sirène libérale cache sa queue de poisson, montre son visage fleuri, et tient la croix à la main. Elle attire aisément sur le bord de l’abîme ; elle séduit les yeux, la raison, le cœur. Si la foi ferme, si l’esprit d’obéissance, ne nous garde pas, nous sommes pris. Il faut soigneusement veiller à rester tout un, pour ne pas bientôt se trouver tout autre.
[4] Confessions.
[5] Conférences spirituelles.
Dans l’atmosphère d’aujourd’hui, le chant de la sirène rencontre de dangereux échos. Plusieurs des maximes dites libérales sont spécieuses et plus qu’embarrassantes pour quiconque ne leur oppose pas une contradiction absolue. Or, la foi seule fournit ces contradictions absolument victorieuses, et seule répond bien au dessous des cartes. Il y a péril rien qu’à biaiser sur les mots. La trahison des mots achève la ruine des principes dans un esprit secrètement tenté. N’oublions pas que l’hérésie excelle à caresser toutes les faiblesses, et fait flèche de toutes les convoitises. Le catholicisme libéral est un habit de grande commodité : habit de cour, habit d’académie, habit de gloire ; il donne les couleurs de la fierté sans transgresser les conseils de la prudence ; il entre dans l’Église et il est reçu dans tous les palais et même dans toutes les tavernes.
Voilà de grands avantages ; ils semblent à bas prix. Quelques paroles libérales acceptées, quelques paroles « intolérantes » répudiées, moins encore, un hurrah pour celui-ci, un grognement pour celui-là, c’est tout ce qu’il faut ; l’église libérale n’exige point d’autre profession de foi. On prononce les mots sacramentels et l’on a déjà fait beaucoup de chemin. Ce simple déplacement de mots effectue fort vite un immense déplacement d’idées. Vienne un habile avocat qui sache jeter un voile de belles illusions sur les nudités de la conscience désormais intéressée à se tromper, la thèse libérale triomphe. Le vrai se trouve faux, et réciproquement. On se laisse dire, on répète des choses énormes. On ne fait plus difficulté d’admettre que depuis un siècle tout a bien changé, non-seulement sur la terre, mais au ciel ; qu’il y a sur la terre une nouvelle humanité, dans le ciel un Dieu nouveau. Caractère d’hérésie ! Formellement ou implicitement, toute hérésie a proféré ce blasphème. Arrêtons-y un moment.