L'illusion libérale
XXVII
Ce serait allonger sans utilité ces observations que de s’arrêter à considérer le monstre vague que l’on appelle la « société moderne », de chercher s’il demande réellement tout ce qu’on lui fait demander, et si sa force matérielle, très-différente en ce cas de la force intellectuelle, est aussi considérable et prépondérante qu’on le dit. Les bonnes raisons, les raisons de fait, ne manquent pas pour contester la profondeur de ce torrent, d’ailleurs si bruyant et si violent. Nous l’entendons bien, nous savons bien qu’il menace d’emporter l’Église et quiconque voudra défendre son intégrité. Pour mon compte, néanmoins, je ne suis pas éloigné de croire que la société moderne, en France et dans d’autres pays, contient encore beaucoup de séve catholique pure et parfaite, et que l’Europe, au-dessous d’une certaine couche qui a peut-être plus d’écume que d’épaisseur, n’est nullement disposée à abandonner le Christianisme. Il m’est impossible d’admettre que les groupes politiques, littéraires et artistiques où l’on décrète la déchéance du Christ et de sa loi, ont plus de racines dans le sol français et représentent mieux le fond national que ce nombreux et glorieux clergé, ces œuvres sans nombre, ce zèle généreux et inépuisable qui couvre le pays de bienfaits et de monuments. On objectera le succès scandaleux d’un livre impie ou d’un journal antichrétien : ce succès est déplorable sans doute ; il s’en faut pourtant que ce soit une preuve sans réplique. Dans le courant de 1864 et de 1865, il s’est bâti en France plus d’églises que le blasphème de M. Renan n’a eu d’éditions : les églises élèvent leurs flèches couronnées de la croix ; l’œuvre du blasphémateur est tombée pour jamais sous les pieds insouciants des fidèles. Et qui doute dans le monde quelle serait la grosse affaire d’État de supprimer par exemple le Siècle, ou d’emprisonner pour un acte religieux l’évêque du diocèse où le Siècle compte le plus de lecteurs !
Joseph de Maistre écrivait, au commencement de ce siècle : « Il y a dans le gouvernement naturel et dans les idées nationales du peuple français, je ne sais quel élément théocratique et religieux qui se retrouve toujours. »
Mais je ne veux pas insister sur ce point, de nulle importance quant au devoir des catholiques. Mettons les choses au pire ; accordons que le torrent irréligieux a toute la force dont il se vante, et que cette force peut nous emporter : Eh bien, le torrent nous emportera ! Ce sera peu, pourvu qu’il n’emporte pas la vérité.
Nous serons emportés et nous laisserons la vérité derrière nous, comme l’ont laissée ceux qui furent emportés avant nous. Malgré le torrent, nous la tenons pourtant et nous l’embrassons, cette vérité toujours nouvelle ; nous sommes venus à cette terre que l’on dit aride, avons connu sa jeunesse et sa fécondité. Que seulement nos œuvres y répandent le sel fécondant et y amassent le grain de sable qui amortit la mer : comme nos pères nous ont conservé cet abri, nous le conserverons aux générations à naître. Le monde a encore un avenir ou il n’en a plus. Si nous touchons à la fin des âges, nous n’avons à bâtir que pour l’éternité ; si de longs siècles doivent se dérouler, en bâtissant pour l’éternité, nous aurons bâti pour le temps. En face du fer ou en face du mépris, soyons les fermes témoins de la vérité de Dieu, notre témoignage subsistera. Il y a une végétation qui monte invinciblement sous la main du Père céleste. Là où le germe est déposé, l’arbre s’enracine ; là où le martyr a laissé ses os, il pousse une église. Ainsi se forment les obstacles qui divisent et arrêtent les torrents. En ces jours de stérilité, après quinze siècles, nous vivons encore du froment amassé dans les catacombes.