L'illusion libérale
III
Tout à des limites, et l’haleine de notre orateur trouva les siennes. Comme au bout du compte il nous intéressait, sinon par la nouveauté de ses doctrines, du moins par sa franchise à les exposer, on l’avait laissé aller sans l’interrompre. Ne pouvant plus refaire ses poumons, il s’interrompit lui-même. Quelqu’un en profita pour lui montrer le vide de ses maximes, l’incohérence de ses raisonnements, le néant de ses espérances. Il écoutait avec cette physionomie de l’homme qui s’occupe moins de peser ce qui lui est dit que de trouver à contredire.
Je dois avouer que son adversaire, quoique ferme et plein de bon sens, ne me rassurait pas. Il disait certainement des choses excellentes, irréfutables, et il n’y avait aucun des assistants qui de tout son cœur ne lui donnât raison. Je faisais de même, de tout mon cœur. Mais en esprit j’agrandissais la scène, j’appelais un autre public, et aussitôt je sentais douloureusement la profonde impuissance de cette raison.
En ces matières, c’est la multitude qui prononce, uniquement mue et décidée par des poussées de sentiment. La raison est un poids qu’elle ne peut porter. La multitude obéit à des passions et elle aime le dégât ; elle applaudit quand son instinct devine qu’il s’agit de faire crouler quelque chose. Et quelle chose à faire crouler que l’Église ! Ainsi s’explique le succès des hérésies, toutes absurdes, toutes combattues par des raisons inexpugnables, toutes triomphantes de la raison pendant un certain temps, qui ne fut presque pour aucune de courte durée.
Affaiblie par le péché, l’humanité penche naturellement à l’erreur, et la pente de l’erreur est à la mort, ou plutôt l’erreur est elle-même la mort. Ce seul fait, évident partout, démontre que le Pouvoir est dans l’obligation de confesser lui-même la vérité, et de la défendre par la force que la société lui met dans les mains. La société ne peut vivre qu’à cette condition ; elle n’a même jamais entrepris de vivre autrement. Aucun sage du paganisme ne s’est fait un idéal du chef de l’État qui ne fût le défenseur armé et résolu de la vérité et de la justice. Jéthro donne ce conseil à Moïse : « Choisissez d’entre tout le peuple des hommes fermes et courageux, qui craignent Dieu, qui aiment la vérité et qui soient ennemis de l’avarice, et donnez la conduite aux uns de mille hommes, aux autres de cent[1]. » Et Cicéron, à l’autre extrémité du monde ancien, écrit : « Un État, pas plus qu’une maison, ne peut exister si les bons n’y sont pas récompensés et les méchants punis[2]. » Ce devoir d’appuyer la justice, et par conséquent de confesser la vérité, est de l’essence même du gouvernement, indépendamment de toutes les constitutions et de toutes les formes politiques. Dieu menaçant le peuple rebelle, leur dit : « Je vous donnerai un roi dans ma fureur et je vous l’ôterai dans ma fureur[3]. » Toute l’Écriture est pleine de cette lumière. Mais qu’importent la raison divine et la raison humaine quand l’ignorance domine ? Du sein de la multitude s’élève je ne sais quel brouillard qui obscurcit même les intelligences supérieures, et il se trouve en abondance des sages qui ne verront plus clair qu’aux lueurs de l’incendie déchaîné. Lorsqu’on étudie ce phénomène, il apparaît si étrange et si terrible qu’il faut bien y reconnaître quelque chose de divin. C’est la colère divine qui éclate. Elle éclate, elle triomphe, elle punit le long mépris de la vérité.
[1] Exode, XVIII, 21.
[2] De la nature des Dieux, III.
[3] Osée, XIII, 11.