La Révolution russe : $b sa portée mondiale
VII
En Angleterre, où le régime parlementaire est plus ancien, un septième seulement de la population est occupé aujourd’hui aux travaux agricoles ; en Allemagne, on compte 45 p. 100 ; en France, la moitié ; de sorte que, dans le cas où ces états pourraient faire disparaître les maux du prolétariat, leur situation présente ne leur permettrait pas de subsister indépendamment des autres pays. De même que les prolétaires dépendent des classes possédantes, ces nations dépendent de celles qui peuvent pourvoir à leur propre subsistance et vendre aux étrangers le superflu. Telles sont l’Inde, la Russie, l’Australie.
Les nations de l’Occident ont donc besoin pour exister de recourir aux supercheries et aux violences sous forme de conquête des marchés, et, poursuivant ce qu’elles appellent leur politique coloniale, elles jettent plus loin et plus loin leur filet sur les hommes qui vivent encore de l’agriculture dans diverses parties du monde. En rivalisant entre elles, elles accroissent à chaque instant leurs armements et enlèvent par des ruses diverses leurs terres à ceux qui mènent une vie rationnelle et les forcent à les nourrir.
Elles ont encore la possibilité d’agir ainsi. Mais on aperçoit déjà la limite de la conquête des marchés, de la supercherie envers les acheteurs, de la vente des objets inutiles et nuisibles, de l’asservissement des pays lointains. Les populations de ces pays commencent à se pervertir à leur tour, à produire elles-mêmes les objets que leur fournissaient les nations occidentales, voire à apprendre la science peu compliquée de l’armement et à être aussi cruelles que leurs professeurs.
On approche donc de la fin de cette existence immorale. En s’en apercevant, les Occidentaux cherchent à s’étourdir, comme le font toujours les hommes qui gâchent leur vie et qui le savent.
Ils s’incitent à croire aveuglément que les inventions et le perfectionnement des commodités de la vie au profit des riches, ainsi que les instruments de lutte entre les hommes, que durant plusieurs générations les travailleurs asservis étaient forcés de fabriquer, constituent des acquisitions très importantes, presque sacrées, appelées culture, ou, mieux encore, civilisation.
Et comme toute foi avait sa science, la foi en la civilisation a la sienne : la sociologie. Or, celle-ci n’a qu’un but : la justification de l’ordre mensonger qui règne parmi les peuples de l’Occident.
Cette science démontre que les cuirassés, le télégraphe, les bombes, la photographie, les chemins de fer électriques et tant d’autres sottes et pernicieuses inventions, destinées à augmenter le confort des oisifs ou à les défendre par la force, sont bonnes, sacrées, marquées d’avance par des lois immuables. C’est pourquoi la dépravation à laquelle ils donnent le nom de civilisation est une condition indispensable de la vie humaine et doit être répandue sur toute l’humanité.
Et cette croyance est aussi aveugle, aussi inébranlable et présomptueuse que toute croyance.
On peut tout discuter, mais non la civilisation, c’est-à-dire l’arrangement de notre vie, ainsi que les vilenies et les sottises que nous commettons ; la civilisation est un bien certain ne souffrant aucun doute. Tout ce qui compromet cette croyance est mensonge ; tout ce qui la soutient est vérité absolue.
Cette foi et cette science font que les Occidentaux, engagés dans leur voie funeste, ne veulent pas voir et reconnaître qu’ils marchent vers leur perte certaine. Les plus avancés parmi eux se réjouissent à la pensée que cette voie les conduit, non à la perte, mais au plus grand bonheur. Ils se persuadent que, par la violence qui les a déjà conduits à leur malheureuse situation actuelle, ils parviendront à ce que les hommes, qui visent le bien purement matériel, bestial, susciteront l’apparition soudaine parmi eux, sous l’influence de la doctrine socialiste, d’autres hommes qui, en possession du pouvoir, mais non pervertis par lui, organiseront une vie sociale qui transformera ceux qui sont habitués à mener une lutte égoïste en altruistes, et que tous travailleront au bien commun pour en jouir fraternellement.
Mais, si cette croyance n’a pas de fondement raisonnable et perd déjà en ces derniers temps crédit parmi les hommes qui réfléchissent, elle se maintient encore dans la masse ouvrière à laquelle elle donne le change sur sa malheureuse condition, en lui faisant espérer un devenir meilleur.
Telle est la foi qui berce la plupart des peuples occidentaux et les entraîne à la perte. Et cette fascination est si puissante que les voix des sages qui vécurent parmi eux, tels Rousseau, Lamennais, Carlyle, Ruskin, Channing, Harrisson, Emerson, Herzen, Carpenter, n’ont laissé aucune trace dans la conscience des hommes, qui courent vers l’abîme et ne veulent le voir ni en convenir.
Et c’est dans cette voie funeste que les politiciens européens invitent le peuple russe à s’engager, tout joyeux qu’ils sont de voir une nouvelle nation tomber dans la même situation sans issue ! Ils poussent également des Russes étourdis, qui, ne sachant pas penser par eux-mêmes, imitent servilement ce qui se faisait il y a des centaines d’années, alors qu’on ne savait pas encore où cela mènerait les peuples d’Occident.