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La Révolution russe : $b sa portée mondiale

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I

Il y a quelque temps, je reçus la visite de deux jeunes gens qui venaient m’emprunter des livres.

L’un était coiffé d’une casquette et chaussé de lapti[6] ; l’autre portait un chapeau noir, jadis élégant, et des bottes éculées.

[6] Chaussure tressée en tille.

Je leur ai demandé qui ils étaient. Ils me répondirent avec une fierté non dissimulée qu’ils étaient des ouvriers exilés de Moscou pour avoir pris part en cette ville à la révolte de décembre 1905. Ils s’étaient embauchés comme gardes dans un jardin de notre village, où ils restèrent un mois environ. La veille, le propriétaire du jardin les congédia parce qu’il croyait qu’ils incitaient les paysans à dévaliser son jardin. Ils niaient avec un sourire cette accusation, affirmant qu’ils n’incitaient personne, mais allaient seulement vers le soir causer au village avec des camarades.

Tous deux, surtout le plus déluré, aux brillants yeux noirs et aux dents blanches, étaient très au courant de la littérature révolutionnaire et employaient à tout propos des mots étrangers : orateur, prolétariat, social-démocrate, exploitation, etc.

Je les ai questionnés sur leurs lectures. Le noiraud répondit, avec son constant sourire, qu’il a lu toutes sortes de brochures.

— Lesquelles ? questionnai-je.

— De toutes sortes : Terre et liberté.

Je leur demandai ce qu’ils en pensaient.

— Tout y est juste, répondit le noiraud.

— Et qu’y dit-on de juste ?

— C’est que l’existence est devenue impossible.

— Pourquoi impossible ?

— Comment, pourquoi ? Pas de terre, pas de travail ; et le gouvernement qui écrase le peuple sans rime ni raison.

Et tous deux se mirent à conter, en s’interrompant mutuellement, comment les cosaques frappaient les gens de leur nagaïka, comment les policiers arrêtaient tous ceux qui leur tombaient sous la main, comment on fusillait chez eux des hommes qui n’avaient rien fait.

A mes objections que la révolte armée était un acte mauvais et insensé, le noiraud ne faisait que sourire et répéter :

— Ce n’est pas notre avis.

Lorsque je me mis à parler du péché d’assassiner, puis de Dieu, ils se regardèrent et le noiraud haussa les épaules.

— Alors quoi, il faut donc, suivant la loi de Dieu, laisser exploiter le prolétaire ? fit-il. C’était bon avant. Aujourd’hui, on est devenu conscient. C’est fini…

Je leur apportais des livres sur des sujets pour la plupart religieux. Ils regardèrent les titres, et se montrèrent déçus.

— Si cela ne vous plaît pas, laissez-les.

— On peut toujours les lire, fit le noiraud, et, cachant les brochures sur sa poitrine, il prit congé de moi.

Bien que je ne lise pas les journaux, je connais d’après les conversations de mes proches, d’après les lettres que je reçois et les récits des visiteurs, ce qui s’est passé ces derniers temps en Russie ; je connais, particulièrement bien, — précisément parce que je ne lis pas les journaux, — le changement surprenant survenu depuis peu dans l’esprit de la société et du peuple.

Auparavant, quelques-uns seulement condamnaient certaines mesures du gouvernement ; aujourd’hui, tous, à peu d’exceptions, considèrent toute l’activité du gouvernement comme criminelle, illégale et voient en lui seul la cause de tous les troubles. Telle est l’opinion et des professeurs, et des employés de poste, et des littérateurs, et des boutiquiers, et des ouvriers, et même des policiers.

Cet état d’esprit s’est surtout répandu après la dissolution de la première Douma. Mais depuis les assassinats quotidiens commis en ces derniers temps par le gouvernement, il est devenu général.

Je le savais. Mais la conversation avec les deux ouvriers a eu sur moi une action décisive : telle la secousse qui solidifie d’un coup un liquide refroidi, cette conversation cristallisa en moi toute une série d’impressions semblables reçues précédemment, en une conviction définitive.

Après l’entretien avec ces deux hommes, j’ai aperçu nettement que tous les crimes, commis par le gouvernement dans le but d’étouffer la révolution, non seulement ne l’étouffaient pas, mais l’exaspéraient davantage.

J’ai compris qu’au cas même où le mouvement révolutionnaire s’arrêterait pour quelque temps, en raison de la terreur répandue par les scélératesses du gouvernement, ce mouvement, loin de disparaître, ne fera que s’étendre souterrainement, pour réapparaître ensuite à la surface avec une force accrue.

J’ai compris que l’incendie s’est répandu à tel point, que la moindre tentative de l’éteindre ne fait qu’augmenter sa violence. J’ai vu clairement que seul l’arrêt de toutes les mesures de coercition : la peine capitale, l’emprisonnement ou seulement le bannissement et autres châtiments moins graves, pourrait mettre fin à cette lutte féroce.

J’ai acquis la certitude que le mieux que pourrait faire le gouvernement serait de céder aux révolutionnaires, de les laisser s’organiser comme ils l’entendent. Mais je n’étais pas moins certain que si je faisais une pareille proposition, je serais considéré comme fou à lier.

Aussi, malgré la netteté avec laquelle je me rendais compte que la continuation de l’horrible activité gouvernementale ne fait qu’empirer la situation, je ne cherchai même pas à en persuader quiconque par l’écrit ou par la parole.

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