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La Révolution russe : $b sa portée mondiale

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II

Un mois s’était passé depuis la visite des deux ouvriers, et malheureusement mon opinion trouvait à tout instant dans les faits une nouvelle confirmation.

D’une part, les exécutions se multipliaient ; de l’autre, les assassinats et le brigandage augmentaient en fréquence. J’en étais renseigné par ce que l’on me racontait et par les rares coups d’œil que je jetais sur les journaux. Je savais aussi que les dispositions de la masse populaire et de la société devenaient de plus en plus hostiles au gouvernement.

Ces jours derniers, au cours d’une promenade que je faisais, un jeune paysan, suivant en chariot la même direction que moi, descendit de son véhicule et me rejoignit.

C’était un gars de petite taille, au teint maladif de son visage intelligent et pas bon, au regard morne et à la mince moustache blonde.

Il était vêtu d’un veston usé, chaussé de hautes bottes et coiffé d’une casquette bleue de forme droite, à la mode parmi les révolutionnaires, comme je l’ai su plus tard.

Il me pria de lui prêter des livres, prétexte sans doute pour entamer une conversation. Je lui demandai de quel village il était.

Il habitait une commune peu éloignée, d’où j’avais récemment reçu la visite des femmes de quelques paysans qui étaient détenus en prison. Je connaissais bien son village pour y avoir procédé jadis à la réglementation administrative, et j’y avais toujours admiré la beauté et l’allure vive de ses habitants. Les enfants de cette région qui fréquentaient mon école se distinguaient par leur vivacité d’esprit.

J’interrogeai le gars sur les paysans qui étaient emprisonnés. Il me répondit, avec cette assurance excluant toute contradiction que je remarque depuis quelque temps chez tous les Russes, que la faute en était au gouvernement et qu’ils furent arrêtés sans aucune raison, battus, puis enfermés.

C’est à grand peine que je finis par lui faire dire ce qu’on reprochait au juste à ces gens.

J’ai appris qu’ils étaient des « orateurs » et qu’ils réunissaient des « meetings », comme il disait, où l’on parlait de la nécessité d’exproprier la terre.

Je lui fis observer que l’établissement des droits égaux sur la terre ne peut être obtenu qu’en proclamant celle-ci propriété nationale et non pas à l’aide de l’expropriation forcée ou de tout autre moyen de contrainte.

Il ne fut pas de cet avis.

— Non, dit-il, il n’y a qu’à s’organiser.

— Comment s’organiser ? demandai-je.

— Ça, on le verra bien plus tard !

— Et en attendant, encore des émeutes, des tueries ?

— C’est une triste nécessité.

Je lui répondis ce que je dis toujours en pareil cas : On ne peut pas vaincre le mal par le mal ; on ne le peut que par la non-participation à la violence.

— Mais puisqu’il n’y a plus moyen de vivre ainsi ! Pas de travail, pas de terre ! Que faire ? Où aller ? fit-il en me jetant un regard de côté.

— Écoutez, mon garçon ; j’ai l’âge qui pourrait être celui de votre grand-père. Aussi, ne chercherai-je pas à discuter avec vous, mais je vous dirai ceci, comme à un jeune homme qui débute dans la vie : ce que le gouvernement fait est mal, ce que vous faites ou voulez faire est aussi mal. A un jeune homme comme vous, qui va se créer des habitudes, il n’importe qu’une chose : avoir une bonne conduite, ne pas pécher, c’est-à-dire ne pas agir contre la volonté de Dieu.

Il secoua la tête d’un air mécontent :

— Chacun a son dieu ; des millions de gens, des millions de dieux.

— Eh bien, je vous conseillerai quand même de ne plus travailler à la révolution.

— Mais que faire ? On ne peut cependant pas souffrir, et souffrir toujours.

Et il reprit :

— Que faire ?

J’ai bien senti que notre conversation ne mènerait à rien, et je fis mine de m’éloigner ; mais il m’arrêta.

— Ne pouvez-vous pas me donner quelque chose pour m’abonner à un journal ?

Je refusai et m’éloignai assez peiné.

Ce jeune homme n’était pas, lui, un ouvrier sans travail, comme il en est, qui par milliers sillonnent aujourd’hui la Russie, mais un paysan qui vit sur sa terre.

Rentré chez moi, je trouvai les membres de ma famille dans un état d’esprit des plus pénibles. Ils venaient de lire un journal.

— On compte aujourd’hui vingt-deux nouvelles exécutions. C’est vraiment terrible ! me dit ma fille.

— Non seulement c’est terrible, mais cela devient de plus en plus inepte, répondis-je.

— Mais que faire ? On ne peut cependant pas les laisser tuer et voler impunément, dit quelqu’un, comme on dit toujours en pareil cas et comme je l’ai entendu tant de fois répéter.

L’interrogation « que faire ? » était la même que m’avaient adressée les deux vagabonds, gardiens du jardin, et le paysan révolutionnaire de tout à l’heure.

« On ne peut cependant pas souffrir passivement la folle terreur que répand le gouvernement odieux, conduisant à leur perte le pays et le peuple ! Les moyens que nous sommes obligés d’employer nous répugnent, mais que faire ? » disent les uns, les révolutionnaires.

« Il est impossible d’admettre que de prétendus novateurs s’emparent du pouvoir et gouvernent la Russie à leur guise, la débauchent, la mènent à sa perte. Certes, les mesures d’exception sont gênantes, mais que faire ? » disent les autres, les conservateurs.

Et dans mon souvenir passèrent et des amis révolutionnaires, et des amis conservateurs, et le paysan révolté, et ces malheureux égarés qui confectionnent des bombes, tuent, volent, et d’autres, aussi malheureux, aussi égarés, qui instituent des cours martiales, qui y siègent, fusillent, pendent et se persuadent, les uns comme les autres, qu’ils accomplissent leur devoir, tout en répétant, les uns comme les autres : que faire ?

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