La Révolution russe : $b sa portée mondiale
II
AUX RÉVOLUTIONNAIRES
(J’entends par révolutionnaires tous ceux qui, depuis les constitutionnalistes les plus pacifiques jusqu’aux terroristes les plus violents, ont pour but de remplacer le gouvernement existant par un autre, différemment organisé et comprenant d’autres personnes.)
Vous, les révolutionnaires de toute nuance et de toute dénomination, vous considérez le régime existant comme mauvais ; et vous cherchez à le remplacer par un nouveau ; à cet effet vous recourez à des moyens divers : réunions autorisées ou non ; propagande à l’aide d’articles et de discours ; grèves, manifestations et, conséquence naturelle et forcée de tous ces actes, meurtre et révolte armée.
Bien que vous soyez en désaccord sur la forme du régime futur et sur les moyens pratiques de l’organiser, vous ne vous arrêtez pas devant aucun crime.
Vous n’avez pas assez de mots de mépris pour exprimer votre blâme aux hommes de gouvernement qui luttent contre vous. Mais tous les actes de cruauté qu’ils commettent en vous combattant sont parfaitement justifiés à leurs yeux, car tous, depuis le tsar jusqu’au moindre agent de police, formés qu’ils sont dans le respect infini pour l’ordre établi, sont absolument convaincus qu’en défendant cet ordre, ils obéissent précisément aux vœux de millions de gens qui reconnaissent la légitimité de l’ordre existant et la situation privilégiée des gouvernants.
La responsabilité morale de leur cruauté ne retombe donc pas sur eux seuls, mais se répartit sur un grand nombre de personnes.
D’autre part, vous les révolutionnaires, vous avez toutes sortes de professions ; vous êtes médecins, professeurs, ingénieurs, étudiants, journalistes, mécaniciens, ouvriers, avocats, marchands, propriétaires fonciers, professions qui n’ont rien de commun avec l’art de gouverner ; et cependant, sans autre préparation, vous croyez savoir quelle organisation est nécessaire à la Russie, et, en raison de cette prescience du régime futur, que chacun de vous définit à sa manière, vous prenez sur vous la responsabilité des actes les plus horribles : vous lancez des bombes, pillez, tuez, exécutez.
Des milliers de personnes sont ainsi mises à mort, réduites au désespoir, exaspérées, transformées en fauves. Et pourquoi ? Parce qu’un petit nombre d’individus, une infime partie du peuple, a décidé que, pour mieux organiser l’ordre public, il faut que la Douma continue à siéger, ou bien qu’elle doit être remplacée par une autre, élue au suffrage universel, secret, etc. ; ou encore qu’on doit instituer la république, que cette république soit sociale. Et c’est à cette fin que vous provoquez la guerre civile.
Vous affirmez que vous agissez ainsi pour le bien public. Mais le peuple de cent millions d’âmes, pour le bien de qui vous agissez, ne vous le demande pas et n’a nullement besoin de ce que vous cherchez à réaliser par d’aussi mauvais moyens.
Le peuple n’a aucun besoin de vous ; il vous a toujours jugés et vous juge encore à la même valeur que les autres parasites qui, d’une façon ou d’une autre, le privent du produit de son travail et lui sont une charge.
Considérez, en effet, ce peuple agriculteur de cent millions, qui à vrai dire représente seul le corps de la Russie ; rendez-vous compte que vous tous : professeurs, ouvriers de fabrique, ingénieurs, médecins, journalistes, étudiants, propriétaires, vétérinaires, commerçants, avocats, employés de chemin de fer, vous qui êtes tellement préoccupés du bien du peuple, vous n’êtes que les parasites nuisibles de ce corps, que vous sucez son sang, pourrissez sur lui et lui transmettez votre pourriture. Imaginez-vous ces millions d’hommes qui peinent éternellement et qui soutiennent sur leurs épaules votre existence factice, appliquez-leur les réformes que vous voulez obtenir, et vous vous apercevrez combien elles sont étrangères à toute sa façon d’être.
Il a d’autres objectifs ; il voit plus loin et plus à fond ; il manifeste la conscience de sa mission non par des articles de journaux, mais par sa vie même, par la vie de cent millions d’âmes.
Non, vous ne pouvez pas le comprendre. Vous êtes fermement convaincus que ce peuple grossier ne saurait avoir des principes à lui, que ce serait pour lui un grand bien si vous l’instruisiez à l’aide du récent article que vous avez lu, et vous espérez bien de faire du peuple une chose aussi pitoyable, impuissante et dépravée que vous l’êtes vous-mêmes.
Vous dites que vous voulez une organisation équitable de la vie ; or, vous ne pouvez exister que sous un régime injuste, désordonné.
S’il s’en établit un, réellement juste, où il n’y aurait plus de place pour des exploiteurs du travail d’autrui, alors, vous tous, propriétaires, commerçants, médecins, professeurs, avocats, fabricants, ingénieurs, producteurs de tabac, d’alcool, de canons, de miroirs, de velours, etc., vous mourrez de faim en compagnie des hommes du gouvernement.
Loin d’éprouver la nécessité d’un ordre social équitable, il n’est rien qui puisse vous répugner davantage, puisque, sous un pareil régime, tous les hommes devront être au même titre occupés à une besogne d’utilité commune.
Cessez de vous leurrer, envisagez la place réelle qui vous revient parmi le peuple russe, rendez-vous compte de ce que vous faites, et vous vous apercevrez que votre lutte contre le gouvernement est le combat entre deux parasites sur un corps sain et que vous êtes également nuisibles.
Vous ferez donc mieux de vous occuper de vos intérêts, et non pas de ceux du peuple ; laissez-le en paix, ne lui mentez pas, c’est la seule grâce qu’il vous demande.
Combattez le gouvernement si le cœur vous en dit ; mais dites-vous bien que c’est pour vos intérêts que vous luttez, non pas pour ceux du peuple, et que les violences que vous commettez, loin d’avoir un caractère noble et bienfaisant, sont des actes ineptes, nuisibles et, surtout, immoraux.
Votre œuvre, assurez-vous, a pour but d’améliorer la situation générale du pays. Or, à cet effet, on doit se préoccuper d’abord de l’amélioration des hommes de ce pays.
C’est là un truisme à l’instar de celui qui constate que pour chauffer l’eau d’un vase il faut que chacune de ses molécules soit chauffée.
Pour devenir meilleurs, les hommes doivent concentrer de plus en plus leur attention sur eux-mêmes, sur leur vie intérieure. Or, l’activité publique, surtout la lutte publique, détourne leur attention de leur vie intérieure, les pervertit et abaisse ainsi le niveau moral de la collectivité. Il en fut ainsi toujours et partout, il en est ainsi plus encore aujourd’hui.
A son tour l’abaissement de la morale sociale a pour résultat de faire remonter à la surface les éléments immoraux de la société et de former une opinion publique aussi immorale, autorisant, approuvant tous les crimes, y compris l’assassinat.
Il se forme ainsi un cercle vicieux : les éléments les plus pernicieux de la société, déchaînés par la lutte, participent à l’agitation et emploient des moyens conformes à leur bas niveau de moralité, et cette activité attire, à son tour, la lie de la population. De sorte que la moralité baisse de plus en plus, et ce sont les plus dépravés, les Danton, les Marat, les Napoléon, les Talleyrand, les Bismarck qui deviennent les héros du temps.
La participation à l’action publique et à la lutte qui s’ensuit n’est donc nullement une œuvre bonne, noble, utile, comme le croient et le disent les politiciens, mais est au contraire la plus inepte, nuisible et immorale.
Réfléchissez-y, surtout vous, jeunes gens, qui n’êtes pas encore enlizés dans la vase politique ; secouez l’horrible hypnose qui pèse sur vous ; libérez-vous de la croyance mensongère en l’utilité de votre action pour le peuple et au nom de quoi vous croyez pouvoir vous tout permettre ; songez surtout aux facultés supérieures de votre âme qui aspirent non pas au suffrage universel, secret, etc., ni à la révolte armée, ni à une Constituante et à d’autres choses vaines, mais à un idéal de justice et de bonté.
Or, pour tendre vers cet idéal, vous devez, avant tout, ne pas vous abuser, ne pas croire qu’en vous livrant à vos mesquines passions : vanité, ambition, envie, exploits téméraires, penchant de trouver un emploi à vos forces oisives ou d’améliorer votre condition personnelle, vous servez le peuple ; vous devez faire un retour sur vous-même et tâcher de vous corriger de vos propres défauts, devenir meilleurs.
Si vous tenez quand même à prendre part à la vie publique, songez d’abord à vos torts envers le peuple, efforcez-vous d’exploiter le moins possible son travail, et si vous êtes incapables de lui venir en aide, du moins ne le troublez ni ne l’égarez, ne commettez pas le crime de le pousser au pillage et à l’émeute, qui ont toujours pour résultat plus de misère et plus d’asservissement.
La situation compliquée et pénible où nous sommes actuellement en Russie exige de vous, non des articles de journaux, non des discours, ou des démonstrations bruyantes et souvent la déloyale excitation des paysans à la révolte, en en fuyant la responsabilité, elle exige un rigoureux examen de votre conscience, de votre vie, qui seule est au pouvoir de l’homme et dont le relèvement individuel peut seul améliorer la condition sociale.