La Révolution russe : $b sa portée mondiale
I
Les mêmes phénomènes se sont invariablement produits chez tous les peuples. Parmi ceux qui étaient occupés aux travaux indispensables à leur subsistance : la chasse, ou l’élevage des bétails, ou l’agriculture, se sont trouvés des individus, compatriotes ou étrangers, qui enlevaient à ceux qui travaillaient le produit de leur travail : ils pillaient d’abord, puis asservissaient leurs victimes et exigeaient d’elles soit leur travail, soit un tribut.
Les choses se passaient ainsi dans l’antiquité et se passent encore en Afrique et en Asie. Et c’est ainsi que les travailleurs, toujours occupés à leur œuvre indispensable et habituelle de la lutte contre les forces naturelles, œuvre de leur subsistance et de celle de leurs enfants, se soumettaient à toutes les exigences des conquérants, bien qu’ils fussent plus nombreux et plus moraux que ceux-ci.
Ils se soumettaient en raison de la répulsion qu’ont toujours les hommes de lutter contre des hommes. Cette répulsion caractérise surtout ceux qui sont occupés à l’œuvre grave de la lutte contre la nature. Ils préfèrent donc subir toutes les suites qu’entraînent pour eux les violences que d’abandonner leur travail coutumier, si nécessaire et si affectionné d’eux.
Il n’y avait certes question d’aucun « contrat » que font intervenir Hugo Groz ou Rousseau pour déterminer les rapports entre manants et seigneurs. Il ne pouvait pas y avoir non plus entente commune, comme l’imagine Spencer dans ses Principles of Sociology, entente sur la meilleure façon d’organiser la vie sociale. Au contraire, il se produisait tout naturellement ceci : lorsque les uns subissaient la violence des autres, les opprimés préféraient toutes les misères aux soucis et aux efforts de la lutte contre les oppresseurs, et cela d’autant plus que ceux-ci se chargeaient de défendre les pays soumis contre les perturbateurs extérieurs ou intérieurs de l’ordre et de la tranquillité.
Lorsqu’on étudie l’organisation des sociétés primitives, on omet toujours le fait que ce sont les membres qui assurent l’existence de toute la communauté qui sont les plus nécessaires et les plus moraux. Il est donc plus naturel qu’ils n’abandonnent pas leur œuvre indispensable pour aller lutter contre la violence.
Il en fut ainsi dans l’ancien temps, comme il en est aujourd’hui lorsque nous voyons des Birmans, des Fellahs d’Égypte et des Boers se soumettre à des Anglais ou des Bédouins à des Français.
Une étrange doctrine, fort répandue aujourd’hui et qu’on appelle la science sociologique, affirme que les rapports sociaux évoluent et ont toujours évolué suivant des conditions économiques. Mais cette affirmation n’est que la substitution à la cause claire et évidente du phénomène, de l’une de ses conséquences. La cause des unes ou des autres conditions économiques a toujours été et n’a pu être que dans l’oppression des uns par les autres ; tandis que les conditions économiques sont le résultat de la violence et ne peuvent, par suite, déterminer les rapports entre les hommes.
De tout temps, les méchants, les envieux aimant l’oisiveté : les Caïn, attaquaient les laboureurs : les Abel, et, en menaçant ceux-ci des pires violences, jouissaient du produit de leur travail. Par contre, les bons, les paisibles, ceux qui aimaient le travail, au lieu de lutter contre les violateurs, trouvaient préférable de se soumettre à ceux-ci, parce qu’ils ne pouvaient interrompre leur besogne nourricière. C’est bien sur ces violences, et non pas sur le système économique, que reposaient et reposent aujourd’hui tous les groupements humains existants.