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La Révolution russe : $b sa portée mondiale

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XIV

Mais quelle sera l’existence de ceux qui n’obéiront pas à l’autorité des hommes ? Comment seront administrées les affaires publiques ? Que deviendront les États ? Que deviendront l’Irlande, la Pologne, la Finlande, l’Algérie, les Indes, les colonies en général ? En quelles collectivités se grouperont les nations ?

Ces questions sont posées par ceux qui sont habitués à croire que les conditions de la vie des sociétés sont déterminées par la volonté de quelques-uns, et qui supposent, par suite, que les hommes peuvent connaître comment s’organisera la vie future des sociétés.

Si l’on avait demandé à un citoyen romain, le plus érudit et le plus perspicace, habitué à croire que la vie du monde dépend de la décision du Sénat et des empereurs romains, ce que serait le monde romain plusieurs siècles plus tard ; ou bien si ce Romain avait eu l’idée d’écrire un livre comme Belami de nos jours, on peut dire avec certitude qu’il n’aurait jamais pu prévoir, même approximativement, ni les barbares, ni la féodalité, ni la papauté, ni la dispersion et la reconstitution des peuples en grands États. Il en est de même des machines volantes, des rayons X, des moteurs électriques, du régime socialiste et des autres tableaux du monde futur que se représentent avec tant de hardiesse les Belami, les Morice, les Anatole France et autres.

Non seulement il n’est pas donné aux hommes de connaître les formes futures de la vie sociale, mais encore c’est un mal pour eux de croire qu’ils peuvent les connaître. C’est un mal parce que rien n’empêche plus le développement normal de la vie que cette prétendue science.

La vie des individus et des collectivités est caractérisée précisément par ce fait que les uns et les autres marchent vers l’inconnu sans cesser de se transformer ; les uns et les autres évoluent non pas suivant les plans dressés d’avance par quelques-uns, mais sous l’action de la tendance naturelle de tous les hommes à se rapprocher de la perfection morale, qui est atteinte par l’activité infiniment variée de millions et de millions d’hommes. C’est pourquoi les rapports qui naîtront entre les hommes, les formes que prendront les organisations sociales dépendent exclusivement de la nature des hommes et non de la prévision de telle ou telle forme de la vie que certains voudraient voir se créer.

Néanmoins, ceux qui ne croient pas en la loi de Dieu s’imaginent qu’ils peuvent connaître le régime futur de la société et, partant, accomplissent des actes qu’ils jugent eux-mêmes comme mauvais, afin que se réalise l’ordre qu’ils prévoient et qu’ils considèrent comme nécessaire.

Ils ne se troublent pas de voir d’autres hommes imaginer différemment la cité de demain. En effet, cela ne les empêche pas non seulement de décider que telle sera l’organisation de l’avenir, mais encore d’agir, de combattre, de s’emparer des biens d’autrui, d’emprisonner, d’assassiner, en vue du bonheur futur qu’ils ont imaginé. La vieille formule de Caïphe : « Qu’un seul périsse plutôt que le peuple entier » demeure indiscutable pour ces gens.

De fait, comment ne pas tuer jusqu’à des centaines de milliers d’hommes, lorsqu’on est fermement convaincu que la mort de ces milliers aura pour résultat le bonheur de millions ?

Ceux qui ne croient pas en Dieu et en sa loi ne sauraient raisonner autrement. Ils n’obéissent qu’à leurs passions, à leurs raisonnements et à la suggestion du milieu ; ils n’ont jamais pensé à leur mission dans la vie ni à ce qu’est le véritable bonheur humain ; si même ils y ont pensé, ils décidaient qu’il était impossible de le connaître. Et ce sont eux, ignorant en quoi consiste le bonheur de chacun, qui s’imaginent de connaître avec certitude le bonheur nécessaire à toute la société ! Ils en sont tellement persuadés que pour atteindre ce bonheur, ils accomplissent toutes sortes de violences qu’ils jugent eux-mêmes condamnables.

Il semble singulier que ces hommes, qui ne savent pas où est leur propre bonheur, s’imaginent connaître avec certitude où est celui de toute la société, et que précisément parce qu’ils sont dans l’ignorance en ce qui les concerne personnellement, ils puissent croire à la possibilité de savoir ce que doit faire pour son bien la société entière.

L’instructif mécontentement qu’ils éprouvent en l’absence de toute direction dans leur vie, leur en fait rejeter la responsabilité non pas sur eux-mêmes, mais sur la mauvaise organisation sociale ; et, dans les préoccupations qu’ils mettent à réorganiser la société, ils voient la possibilité de faire taire leur conscience qui leur rappelle la fausseté de leur vie. C’est pour ces raisons que ceux qui ignorent leur mission individuelle croient connaître d’autant mieux la mission qui incombe à la société. Tels sont, soit les jeunes gens les moins sérieux, soit les hommes publics les plus corrompus : les Marat, les Napoléon, les Bismarck. C’est bien pour ces raisons que l’histoire des peuples fourmille des plus grandes atrocités.

Mais la conséquence la plus néfaste de cette prétendue prévision de l’avenir et de l’action qui en résulte est que l’une et l’autre empêchent précisément, et plus que toute autre chose, la société de marcher dans la voie qui conduit au véritable bonheur.

Nous répondons donc à la question : comment s’organisera la vie des peuples qui cesseront d’obéir au gouvernement ? nous répondons que nous ne pouvons pas le savoir ; et nous ne pouvons même pas croire que quiconque puisse le savoir.

Il nous est impossible de connaître les conditions futures de la vie sociale sans pouvoir central, mais nous savons fermement ce que chacun de nous doit faire pour que ces conditions soient les meilleures. Nous savons fermement qu’à cette fin nous devons avant tout nous abstenir des actes brutaux qu’exige de nous le gouvernement existant, et nous devons autant ne pas commettre les violences auxquelles nous engagent ceux qui combattent le régime actuel afin d’en établir un nouveau.

En un mot, nous devons refuser l’obéissance à toute autorité. Et nous le devons non pas parce que nous savons comment, à la suite de ce refus, s’organisera le régime futur, mais parce que l’obéissance à l’autorité nous demandant de violer la loi divine est un péché. Cela, nous le savons avec certitude ; et nous savons aussi qu’en ne désobéissant pas à la volonté divine il ne peut en sortir que du bien, tant pour chacun de nous que pour l’humanité entière.

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