La Révolution russe : $b sa portée mondiale
IV
Mais, dira-t-on, l’établissement de l’Impôt unique ruinerait les assises de la société (la propriété foncière et le système fiscal), édifiées et consolidées durant des siècles ; il jetterait un trouble profond dans la société et la masse populaire, ce qui, aux temps si agités d’aujourd’hui, serait inopportun et dangereux.
J’estime, au contraire, qu’aucune des mesures qu’on propose actuellement pour résoudre la question agraire ne saurait être appliquée avec moins d’effervescence, d’agitation et de trouble dans les masses et parmi les propriétaires, que l’institution de l’Impôt unique.
Il me semble que l’on pourrait procéder ainsi à son application :
La terre serait déclarée propriété nationale, et le produit du travail de chacun, sa propriété à lui. C’est afin de rétablir ces droits fondamentaux, aujourd’hui violés, qu’on instituerait ensuite l’Impôt unique, selon la valeur du terrain et remplaçant toutes les autres taxes et impositions.
Toutefois, comme la levée brusque et dans toute son étendue de l’impôt sur la terre et la suppression non moins soudaine de tous les autres impôts ruineraient nombre de propriétaires fonciers et d’industriels ; que, d’autre part, l’institution de l’Impôt unique demanderait l’évaluation exacte des terrains à laquelle il serait impossible de procéder rapidement, cette mesure serait appliquée progressivement.
La première année, on imposerait 15, 20 ou 30 pour cent de la rente totale ; l’année suivante une autre partie, et ainsi de suite, jusqu’au transfert complet de tous les impôts sur la valeur de la terre, transfert qui peut être effectué pendant un délai plus ou moins prolongé.
Cette imposition progressive de la terre et la suppression des impôts sur le travail ne pourraient et ne devraient produire ni trouble ni agitation, puisque l’application progressive de cette mesure permettrait aux propriétaires fonciers et aux industriels de s’adapter avec la même gradation aux nouvelles conditions de la vie sociale.
La réalisation d’une pareille réforme générale ferait cesser la dure iniquité que perpétue le droit exclusif sur la terre, iniquité dont se rendent bien compte tous les hommes, mais surtout les cent millions de paysans russes ; elle ferait disparaître en même temps l’autre iniquité, aussi cruelle, mais dont on se rend moins compte : l’imposition arbitraire du travail ; ce serait enfin le moyen le plus efficace d’établir la paix et l’ordre dans toutes les classes de la société et dans le monde rural en particulier, comprenant les neuf dixièmes du peuple russe.
Cette solution de la question agraire ne viserait pas une seule classe, si nombreuse soit-elle ; elle ne serait ni locale ni provisoire : expropriation, achat, colonisation, réserve de terrain, etc., mais une solution générale, fondamentale et d’un caractère moral. Elle supprimerait sûrement la si ancienne et si flagrante injustice en établissant le droit égal à la terre et au travail, tant pour le millionnaire que pour le plus pauvre des paysans, et seule cette solution apaisera entièrement le peuple.
Les hommes qui participent au gouvernement justifient leur fonction par le fait qu’ils assurent la justice à leurs administrés. Le rétablissement de la justice devrait donc être reconnu par eux comme leur premier et le plus urgent devoir. Ils le devraient d’autant plus que l’iniquité est devenue évidente et est entrée dans la conscience de tous.
Le servage, notamment, avait en son temps ce caractère, et il fut aboli par le gouvernement d’alors. De notre temps, l’injustice de la propriété foncière est ressentie plus vivement encore que ne le fut, il y a cinquante ans, l’iniquité du servage.
Les hommes qui font partie du gouvernement en Russie ont donc présentement le devoir devant Dieu, devant le peuple et devant leur propre conscience, d’abolir cette criante iniquité dont le peuple est devenu conscient. Ils ont le devoir de le faire s’ils ne s’abusent pas et ne cherchent pas à abuser les autres sur leur mission.
Pourquoi dès lors demeurent-ils inertes ?
La seule explication de leur inertie est que, par une habitude invétérée d’imiter en tout l’Europe, ils craignent de recourir à une mesure qui n’a pas encore été expérimentée nulle part. Ils oublient que les conditions dans lesquelles se trouve le peuple russe sont tout autres que celles des peuples occidentaux et qu’il n’est vraiment pas, à jamais, prédestiné à imiter l’Europe.
Le temps est venu où le peuple russe peut déjà prétendre à sa majorité, se fier sur sa propre raison et se conduire suivant sa nature et les conditions qui l’entourent.
Les hommes qui sont maintenant au pouvoir en Russie doivent particulièrement s’en souvenir, parce qu’en laissant subsister de nos jours le système inique de la propriété foncière, ils ne remplissent pas ce qu’ils reconnaissent comme leur devoir strict ; ils deviennent donc les fauteurs des plus grandes calamités et prononcent ainsi leur faillite et leur inutilité.