La Révolution russe : $b sa portée mondiale
XIII
« Soit, dira-t-on encore ; en supposant même que des communautés agricoles primitives, comme celles de Russie, puissent vivre sans gouvernement, comment feraient les millions d’hommes qui ont déjà abandonné la vie rurale et travaillent dans l’industrie, à la ville ? Tout le monde ne peut pourtant pas s’occuper d’agriculture. »
Les hommes ne peuvent être que des agriculteurs, répond fort justement Henry George.
« Mais si tous les hommes retournaient aujourd’hui à la vie des champs et voulaient se passer de gouvernement, — objecte-t-on encore, — toute la civilisation acquise par l’humanité disparaîtrait, ce qui serait le plus grand malheur ; donc le retour à la vie agricole serait non un bien, mais un mal pour l’humanité. »
Il est un procédé fort usité parmi les hommes pour justifier leurs erreurs. Considérant comme un axiome irréfutable l’erreur qu’ils professent, ils confondent cette erreur et toutes ses conséquences en une seule idée et en un seul vocable, puis attribuent à l’une et à l’autre une signification vague et mystique. Tels sont les idées et les mots : Église, science, droit, État, civilisation.
Ainsi l’Église n’est pas ce qu’elle est, c’est-à-dire la réunion de certains hommes tombés dans la même erreur, mais l’union de vrais croyants. Le droit n’est pas l’assemblement de lois injustes élaborées par certains hommes, mais la définition des conditions équitables dans lesquelles les hommes peuvent vivre. La science n’est pas le résultat de spéculations hasardeuses qui occupent les oisifs, mais l’unique, le vrai savoir. De même la civilisation n’est pas le résultat des violences des autorités et de l’activité pernicieuse des nations occidentales voulant se libérer de l’oppression par l’oppression, mais la seule voie certaine vers le bonheur futur de l’humanité.
Les défenseurs de la civilisation objectent pourtant : « S’il est vrai que les inventions, le perfectionnement technique, les produits de l’industrie dont jouissent actuellement les classes riches sont inaccessibles aux travailleurs et ne peuvent, par suite, être considérés de nos jours comme un bien pour toute l’humanité, cela provient de ce que ces acquisitions n’ont pas encore atteint le perfectionnement qu’elles peuvent avoir et sont mal distribuées. Lorsque les machines seront plus perfectionnées encore, que les ouvriers s’affranchiront du joug capitaliste, et que toutes les usines et fabriques seront en leur possession, les machines produiront en si grande abondance et tout sera si bien distribué que tous jouiront de tout, nul ne sera privé de rien et tous seront heureux. »
Tout d’abord, il n’y a aucune raison de croire que ces mêmes ouvriers, qui luttent aujourd’hui si âprement entre eux, non seulement pour l’existence, mais encore pour se procurer un plus grand confort et des plaisirs, deviendront tout à coup si équitables et si aptes au sacrifice qu’ils se contenteront d’une part égale de bonheur fournie par les machines. Mais, qui plus est, la supposition même que toutes les usines avec leurs machines, qui ne pouvaient s’établir et exister que sous le régime autoritaire et capitaliste, demeureront telles qu’elles sont aujourd’hui lorsque le gouvernement et le capital disparaîtront, est tout à fait arbitraire.
Le croire, c’est supposer qu’après l’affranchissement des serfs, le château du seigneur, son parc, ses orangeries, orchestre privé, galerie de tableaux, écuries, chasses, garde-robe pleine de vêtements, toutes ces richesses seraient partagées en partie entre les paysans affranchis et en partie réservées à l’usage commun.
Il semble pourtant évident que ni les chevaux, ni les vêtements, ni les orangeries du riche seigneur ne peuvent servir aux paysans, et que ceux-ci ne conserveront pas, lors de l’affranchissement des ouvriers de l’autorité gouvernementale et capitaliste, ce qui avait été créé sous l’ancien régime ; de même les ouvriers affranchis n’iront pas travailler dans les usines et les fabriques qui n’avaient pu exister que grâce à l’asservissement des travailleurs, alors même que ce travail pourra leur procurer profit et agrément.
Certes, on regrettera la disparition de machines et appareils ingénieux qui tissent tant et si vite de superbes étoffes, ou fabriquent d’excellents bonbons et de beaux miroirs, mais on a regretté également, lors de l’affranchissement des serfs, les magnifiques chevaux de course, les tableaux, les instruments de musique, les théâtres privés. Aussi, de même que les paysans affranchis ont élevé des animaux domestiques et des plantes répondant aux nécessités de leur existence, et qu’ont disparu les chevaux de course et les fleurs d’orangerie, les ouvriers affranchis du gouvernement et du capital dirigeront leurs efforts vers d’autres buts qu’aujourd’hui.
« Mais il est bien préférable de cuire le pain en commun que chacun à part et de tisser vingt fois plus vite à la fabrique que chacun sur son métier », objectent les défenseurs de la civilisation en citant nombre d’autres exemples probants. Est-ce à dire que les hommes sont des bêtes pour lesquelles toutes les questions sont résolues par la nourriture, les vêtements, le gîte, par plus ou moins de travail ?
Le sauvage d’Australie sait fort bien qu’il est plus expéditif et économique de se construire une seule cabane pour lui et sa femme ; or, il en construit deux afin qu’il et elle puissent s’isoler. Le paysan russe sait fort bien qu’il lui est plus avantageux de vivre dans la même maison avec son père et ses frères, et cependant il se sépare d’eux, se construit sa propre isba et souffre plutôt du besoin que d’obéir à ses aînés ou se quereller avec eux. Je pense que la majorité de gens sensés préféreront brosser eux-mêmes leurs vêtements et chaussures, porter l’eau et remplir leur lampe que de consacrer une seule heure par jour aux travaux obligatoires de la fabrique et d’aider aux machines qui font la même besogne.
Si la contrainte disparaissait, il ne resterait pas non plus grand’chose de ces belles machines qui percent les tunnels et forgent l’acier, voire qui brossent les chaussures et lavent la vaisselle.
Les ouvriers, une fois affranchis, laisseront immanquablement tomber en ruine tout ce que leur servitude avait produit et créeront de tout autres machines, pour d’autres buts, sur une autre échelle et avec une tout autre distribution.
C’est si clair et évident qu’on ne saurait ne pas s’en rendre compte, si on n’avait pas le préjugé de la civilisation.
C’est bien ce préjugé si répandu et si enraciné qui fait envisager comme une sorte de sacrilège ou de folie toute indication de la fausseté de la voie que suivent les peuples occidentaux, ainsi que toute tentative de faire revenir les égarés à la vie rationnelle et libre.
Cette foi aveugle que notre organisation de la vie est la meilleure fait que les principaux agents de la civilisation : hommes d’État, savants, artistes, commerçants, fabricants, écrivains, ne s’aperçoivent pas de leur existence oisive et dénaturée et sont fermement convaincus qu’elle est très importante et utile à toute l’humanité ; ils ne sont pas moins convaincus que les choses futiles, bêtes et vilaines fabriquées sous leur direction : canons, forteresses, cinématographes, temples, automobiles, bombes, phonographes, télégraphes, machines rotatives imprimant des montagnes de papier pleines de vilenies, de mensonges et de sottises, demeureront telles que sous le régime de l’ouvrier libéré et garderont à jamais leur caractère utile.
Les hommes libres, qui n’ont pas le préjugé de la civilisation, doivent se rendre compte que les conditions de vie, appelées chez les Occidentaux civilisation, ne sont rien autre que le résultat des caprices des classes dirigeantes, comme l’avaient été les pyramides, temples et sérails les résultats des lubies des despotes d’Égypte, de Babylone, de Rome ; comme l’avaient été les palais, les orchestres composés de serfs, les théâtres particuliers, les étangs, les parcs, les chasses, les dentelles, produits des serfs pour l’amusement des seigneurs russes.
On dit que la désobéissance au gouvernement et le retour à la vie rurale fera disparaître tout le progrès de l’industrie, ce qui serait une calamité. Mais il n’y a aucune raison de croire que le retour à la vie rurale et au régime où toute autorité serait absente, ferait disparaître le progrès industriel réellement utile et n’exigeant pas l’asservissement des hommes. Et si même la désobéissance au pouvoir et la reprise de la vie des champs supprimaient la production et la surproduction de la quantité infinie des objets inutiles et nuisibles qui occupent aujourd’hui la majeure partie de l’humanité ; si elles supprimaient également la possibilité d’exister pour les oisifs qui inventent ces objets et en justifient leur vie immorale, il ne s’ensuivrait pas que tout ce que l’humanité a produit pour son bien disparaîtrait. Au contraire, la suppression de tout ce qui existe par la violence susciterait une production intensive des objets perfectionnés réellement utiles et nécessaires, production qui, sans transformer les hommes en machines, allégerait le travail et embellirait la vie des agriculteurs.
Cette nouvelle organisation de la vie se distinguerait de l’actuelle en ce que les objets dus au progrès de l’industrie et de l’art n’auraient plus pour but l’amusement des riches, la curiosité des oisifs, la préparation à l’assassinat, la conservation de vies inutiles et nuisibles au détriment de celles qui sont nécessaires ; le nouveau régime ne se soucierait pas de l’invention des machines permettant de produire à l’aide d’un petit nombre d’ouvriers une grande quantité d’objets ou de cultiver de grandes étendues de terre ; les machines ne fabriqueraient que ce qui peut accroître la force productrice du travail des agriculteurs qui cultivent individuellement, de leurs bras, leur terrain, et pourraient améliorer l’existence de ces derniers sans les détacher de la terre ni porter atteinte à leur liberté.