La Révolution russe : $b sa portée mondiale
IX
Que doit donc faire le peuple russe ?
La réponse, semble-t-il, est bien simple, naturelle, découlant de la situation même : ne suivre ni l’une ni l’autre des deux voies ; autrement dit, ni obéir à son gouvernement qui l’a conduit à son malheureux état actuel, ni organiser sur le modèle des peuples occidentaux le régime parlementaire et oppresseur qui a rendu leur situation plus malheureuse encore.
Cette réponse simple et naturelle doit venir à l’idée du peuple russe plus qu’à tout autre, et surtout dans sa situation actuelle.
Au fait, on ne peut que s’étonner de ce qu’un paysan du gouvernement de Toula ou de Saratov, de Vologda ou de Kharkov, qui ne voit aucun intérêt à obéir au gouvernement, puisqu’il n’en tire que toute sorte de misères, non seulement continue à se soumettre à lui, mais encore agisse contre sa conscience, concoure lui-même à son asservissement, paye l’impôt sans connaître l’usage qu’on en fait, donne ses fils au régiment, sachant encore moins à qui sont nécessaires les souffrances et la mort de ces travailleurs qu’il avait élevés avec tant de peine et qui lui sont si indispensables dans sa maison.
Il serait plus surprenant encore que ce paysan, menant une vie paisible et indépendante, indifférent à tout gouvernement, cherchât à se délivrer d’un pouvoir oppresseur et inutile en recourant à la même violence dont il souffre, en remplaçant les anciens oppresseurs par des nouveaux, comme l’avait fait en son temps le paysan français ou anglais.
Ne serait-il pas plus simple au laboureur russe de cesser d’obéir à tout gouvernement de violence, et de ne plus y participer ? S’il le faisait, aussitôt disparaîtraient d’eux-mêmes et les impôts, et le service militaire, et les exactions des fonctionnaires, et la propriété foncière, et toutes les misères qui en résultent pour les travailleurs. Elles disparaîtraient parce qu’il n’y aurait plus personne pour les maintenir.
Pour procéder ainsi, le peuple russe se trouve dans des conditions historiques, économiques et religieuses exceptionnellement favorables.
La première condition est qu’il soit arrivé à la nécessité de changer ses rapports envers le pouvoir, alors que l’erreur de la direction qu’avaient suivie les nations occidentales, avec lesquelles il se trouve depuis longtemps en relation étroite, fut apparue avec évidence.
En Occident, le pouvoir a déjà parcouru tout son orbite. Les peuples y ont d’abord laissé faire l’autorité oppressive afin de se soustraire aux soucis et à la lutte du pouvoir. Lorsque l’autorité s’est pervertie et leur est devenue trop lourde, ils tentèrent d’alléger son poids en la limitant, c’est-à-dire en assumant une part de responsabilité. Peu à peu cette participation au pouvoir s’étendit. Finalement, ceux-là mêmes qui avaient toléré le pouvoir pour ne pas y participer furent amenés à lutter pour lui et, conséquence naturelle, à se pervertir à leur tour.
Il devint évident que la prétendue restriction de l’arbitraire d’un petit nombre équivaut à un simple changement de maîtres à l’accroissement de leur quantité, et, par voie de conséquence, à l’extension de l’immoralité, de l’animosité et de l’irritation des uns contre les autres. Car, de même que par le passé, le pouvoir est demeuré la domination d’un petit nombre des plus mauvais sur le grand nombre des meilleurs.
Il devint évident également que l’augmentation de la quantité des participants à l’administration publique détournait les hommes du travail agricole si naturel à l’homme, et les amenait à la production et à la surproduction des objets de fabrique inutiles et nuisibles, ainsi qu’à fonder leur existence sur la tromperie et l’asservissement des peuples étrangers.
Le fait que cette situation est devenue évidente de notre temps, grâce à l’exemple fourni par l’Occident, est la première condition favorable pour le peuple russe qui traverse aujourd’hui seulement la phase où lui apparaît la nécessité de changer ses rapports envers le pouvoir.
Marcher dans la voie qu’avaient suivie avant lui les nations occidentales, c’est, pour le peuple russe, imiter le voyageur qui s’engagerait dans une voie fausse où s’étaient déjà égarés d’autres voyageurs et dont les plus perspicaces s’en détourneraient.
La deuxième condition favorable à la révolution pacifique en Russie est que le peuple s’y trouve dans la nécessité de changer ses rapports envers le pouvoir, alors qu’en majeure partie il mène encore une vie agricole, qu’il l’aime et l’apprécie au point que la plupart de ceux qui l’avaient abandonnée sont tout près à y revenir à la première occasion. Cette condition est particulièrement importante pour les Russes, car leur vie rurale nécessite bien moins une protection gouvernementale, ou plus exactement, moins que tout autre elle donne prétexte au gouvernement d’intervenir. Je connais des communautés agricoles qui se sont transportées en Extrême-Orient, se sont installées en des régions où la frontière entre la Chine et la Russie n’était pas exactement délimitée, et, n’ayant affaire à aucune autorité, ont vécu et prospéré jusqu’au moment où elles furent découvertes par les fonctionnaires russes.
Les citadins considèrent généralement les travaux des champs comme une occupation inférieure. Et pourtant, l’immense majorité des hommes du monde entier s’occupe d’agriculture, et c’est elle qui assure l’existence du reste des hommes. L’espèce humaine n’est donc en réalité composée que d’agriculteurs. Les autres : ministres, serruriers, professeurs, charpentiers, artistes, tailleurs, savants, guérisseurs, généraux, soldats, ne sont que les domestiques ou les parasites des agriculteurs. Donc, tout en étant l’occupation la plus morale, la plus saine, joyeuse et nécessaire, l’agriculture est aussi la plus noble de toutes les professions, et seule elle procure une réelle indépendance.
Dans son immense majorité, le peuple russe mène encore cette vie agricole, et c’est là la deuxième et importante condition lui permettant de changer actuellement ses rapports envers le pouvoir et de se délivrer du mal gouvernemental en cessant simplement d’obéir à l’autorité, quelle qu’elle soit.
Telles sont les deux premières conditions favorables à la révolution russe.
Elles sont toutes deux extérieures.
Il en est une troisième qui est intérieure.
L’histoire du peuple russe et les observations des étrangers montrent sa profonde religiosité ; et c’est un trait particulier de ce peuple que la conscience qu’il en a.
Soit parce que l’Évangile, imprimé en latin, fut inaccessible aux masses populaires avant la Réformation, et le demeure jusqu’ici dans le monde catholique, soit habileté avec laquelle la papauté a caché aux peuples le véritable christianisme, soit caractère pratique de ces peuples, il est certain en tout cas que la doctrine chrétienne a cessé depuis longtemps d’être un guide dans leur vie et n’a laissé place qu’au culte extérieur, ou bien, dans les classes supérieures, à l’indifférentisme et à la négation complète de toute religion. Et cela se produit non seulement dans le monde catholique, mais aussi luthérien et, plus encore, anglican.
Par contre, soit parce que l’Évangile est devenu accessible au peuple russe depuis le Xe siècle, soit pauvreté d’esprit de l’Église gréco-russe, qui n’a pas su, malgré ses efforts, cacher le vrai sens de la doctrine chrétienne, soit caractère particulier du peuple russe et sa vie agricole, le christianisme n’a jamais cessé d’être le guide principal dans la vie de l’immense majorité du peuple russe.
Depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, la conception chrétienne de la vie s’est toujours manifestée et se manifeste chez le peuple russe d’une façon qui lui est particulière. Elle se manifeste par la reconnaissance de la fraternité et de l’égalité des hommes de toutes les nationalités, par la complète liberté de conscience et par l’attribution aux criminels du caractère de malheureux et non de coupables ; par la coutume de se demander à certains jours mutuellement pardon ; voire par l’expression usuelle « pardonnez » au moment de prendre congé[1]. Rappelons aussi le sentiment, si répandu dans le peuple, de pitié, voire de respect pour le mendiant ; la tendance au sacrifice, se manifestant parfois sous une forme barbare au nom de tout ce qui est considéré comme vérité religieuse, telle la secte des skoptsi, ou tels ceux qui se font brûler tout vifs, ou, comme tout récemment, se font enterrer vivants.
[1] Le mot russe prostchaïté, qui correspond à l’« adieu » français et signifie : pardonnez.
Le peuple russe a toujours observé la même attitude chrétienne envers l’autorité. Il préférait la soumission à la participation au pouvoir et considérait comme un péché le fait d’être un gouvernant.
C’est dans cet esprit chrétien, manifesté par lui en toute occasion et par rapport à l’autorité en particulier, qu’est la troisième et la plus importante condition grâce à laquelle le peuple russe pourrait, dans sa situation présente, continuer naturellement à vivre de sa vie chrétienne et agricole habituelle, sans prendre la moindre part à l’ancien gouvernement ni à la lutte entre l’ancien et le nouveau.
Telles sont les trois conditions qui distinguent le peuple russe de ceux de l’Occident aux instants si graves qu’il traverse aujourd’hui. Il semblerait qu’elles devraient l’inciter à choisir l’issue la plus naturelle, qui est celle de la renonciation à tout gouvernement de violence. Or, loin de choisir cette voie naturelle, il hésite entre l’admission des violences gouvernementales et celles des révolutionnaires, commence même, en la personne de ses plus mauvais représentants, à prendre part aux violences et semble vouloir s’engager sur la voie funeste qu’avaient suivie les peuples occidentaux.
Quelle en est la cause ?