La Révolution russe : $b sa portée mondiale
X
D’où vient que des hommes souffrant des abus du pouvoir ne font pas ce qui pourrait les en débarrasser si promptement, c’est-à-dire en cessant tout simplement d’obéir à l’autorité ? Loin d’employer ce moyen, ils continuent à agir de façon à se frustrer eux-mêmes d’un bien à la fois matériel et spirituel, et se soumettent au pouvoir existant, ou établissent un nouveau pouvoir oppresseur.
Les hommes sentent que la violence est la cause de leur situation malheureuse ; ils ont vaguement conscience que pour en sortir ils ont besoin de liberté ; et, chose surprenante, pour acquérir la liberté et se débarrasser de la violence, ils cherchent, inventent et emploient toutes sortes de moyens : révolte, changement de gouvernement, changement de régime, nouvelles combinaisons diplomatiques entre États, politique coloniale, organisation du prolétariat, cité socialiste, trust, tout, sauf l’unique moyen qui les débarrasserait le plus simplement et le plus sûrement de tous leurs maux : l’insoumission au pouvoir.
Tout esprit réfléchi devrait pourtant voir nettement que la violence engendre la violence et que la seule méthode de s’en débarrasser est de ne pas en commettre. Il n’est pas moins évident que la majorité des hommes est soumise à la minorité, uniquement parce que les premiers concourent eux-mêmes à leur asservissement.
Si les peuples sont asservis, c’est parce qu’ils ont recours à la force pour lutter contre la force, et cela dans un intérêt égoïste.
Ceux qui s’en abstiennent ne peuvent pas être asservis, comme on ne peut pas couper l’eau. Ils peuvent être dépouillés, immobilisés, blessés, tués, mais non asservis, c’est-à-dire forcés à agir contrairement à leur volonté raisonnée.
C’est vrai pour les individus, c’est vrai pour les collectivités. Si les deux cents millions d’Hindous avaient refusé de commettre les violences commandées par leurs maîtres : service militaire et impôts servant à l’oppression ; s’ils ne s’étaient pas laissé séduire par des biens, dont on les avait auparavant dépouillés, ne s’étaient pas soumis aux lois de leurs oppresseurs, il est certain que non seulement cinquante mille Anglais, mais tous les Anglais tant qu’ils sont, auraient été impuissants à asservir l’Inde, alors même que sa population ne compterait pas deux cents millions, mais un seul millier d’hommes.
Il en est de même des Polonais, des Tchèques, des Irlandais, des Bédouins et de tous les peuples conquis. Il en est de même des ouvriers asservis par les capitalistes. Nul capitaliste au monde n’aurait pu les exploiter, s’ils n’avaient pas concouru eux-mêmes à leur esclavage.
Tout cela est tellement évident qu’on éprouve quelque honte à le démontrer. Pourtant, des hommes qui raisonnent logiquement dans tous les cas de la vie non seulement ne s’en aperçoivent pas et ne font pas ce que leur indique la raison, mais agissent et contre la raison et contre leur intérêt.
« Comment pourrais-je commencer le premier à faire ce que personne ne fait ? se dit chacun. Que les autres commencent, et alors je cesserai à mon tour d’obéir à l’autorité. »
Et tous parlent ainsi. Chacun, sous prétexte de ne pouvoir commencer le premier, ne fait pas ce qui est de l’intérêt indiscutable de tous, mais continue à agir contrairement à l’intérêt, à la raison et à la nature humaine.
Parce que personne ne veut courir le risque des persécutions, on obéit aux autorités, tout en sachant qu’on va subir à la guerre, extérieure ou civile, des maux bien plus grands.
Pourquoi ?
Parce que les hommes ne raisonnent pas, mais agissent sous l’action d’un moteur, le plus répandu, le mieux étudié en ces derniers temps et qu’on nomme suggestion ou hypnose.
Empêchant les hommes de faire ce qui est propre à leur nature et leur est avantageux, l’hypnose leur fait admettre que les violences commises par ceux qui se font appeler hommes d’État ne sont pas des actes immoraux commis par des gens immoraux, mais la manifestation de l’activité d’un être mystérieux et sacré, appelé État, sans lequel les hommes n’ont jamais vécu en commun (ce qui est absolument faux) et ne peuvent vivre.
Mais d’où vient que des êtres sensés subissent une suggestion aussi contraire à la raison, au sentiment et à l’intérêt ?
La réponse à cette question est que l’hypnose agit non seulement sur les enfants, les malades et les idiots, mais encore sur tous ceux chez qui la conscience religieuse s’affaiblit ; et conscience religieuse signifie celle qui établit notre rapport envers le Principe suprême dont dépend notre existence. Or, cette conscience est obscurcie chez la plupart des hommes de notre temps.
Quant à la cause qui le détermine elle réside en ce fait que les hommes ayant commis le péché de la soumission au pouvoir humain ne l’ont pas reconnu pour péché, et, cherchant à le justifier, ont exalté le pouvoir au point de substituer sa loi à la loi divine.
Et, lorsque la loi des hommes eut remplacé la loi de Dieu, les hommes perdirent la conscience religieuse, tombèrent sous l’action de l’hypnose étatiste faisant croire que les gouvernants ne sont pas simplement des égarés et des corrompus, mais les représentants de cette entité mystique : l’État, sans lequel les hommes ne sauraient vivre.
Un cercle de mensonges s’était formé : la soumission à l’autorité a affaibli, et en partie détruit, la conscience religieuse ; l’affaiblissement, ou la perte, de cette conscience a soumis les hommes à l’autorité de leurs semblables.
Le péché de l’autorité a débuté ainsi : Les oppresseurs ont dit aux opprimés : « Exécutez tout ce que nous allons vous demander ; si vous refusez, nous vous tuerons ; si vous obéissez, nous organiserons l’ordre parmi vous et nous vous défendrons contre d’autres violateurs. »
Afin de pouvoir continuer à mener leur vie habituelle et ne lutter ni contre leurs violateurs, ni contre d’autres, les violés eurent l’air de dire : « C’est bien, nous vous obéirons. Organisez l’ordre comme vous l’entendrez ; nous le maintiendrons, pourvu que nous puissions vivre tranquilles, nous et nos familles. »
Les oppresseurs ne s’étaient pas aperçus du péché qu’ils commettaient, aveuglés qu’ils étaient par le pouvoir. Les opprimés croyaient n’en pas commettre parce qu’il leur semblait que l’obéissance valait mieux que la lutte. Mais le péché était bien dans la soumission, et il n’était pas moins grand que le péché de ceux qui se livraient aux violences.
Si les premiers avaient supporté tous les prélèvements d’impôts, toutes les cruautés, sans reconnaître la légitimité du pouvoir oppresseur, sans leur promettre la soumission, ils ne commettraient pas de péché. Car c’est bien dans cette promesse qu’est la grande faute, aussi grande que celle des dirigeants.
Cette promesse de sujétion, cette reconnaissance de la légitimité du pouvoir rendait ce péché double : premièrement, c’est que les hommes qui se soumettaient afin de ne pas commettre le péché de résistance reconnaissaient sa légitimité chez ceux à qui ils obéissaient ; deuxièmement, ils renonçaient à leur véritable liberté, qui est dans la soumission à la volonté de Dieu, en promettant d’obéir au pouvoir en tout et toujours. Or, cette promesse est, en son principe, en opposition directe avec la volonté de Dieu, puisque le pouvoir fondé sur la violence exige de ceux qui se soumettent à lui la participation aux assassinats, guerres, châtiments et lois qui sanctionnent ces violences.
On ne peut légèrement écarter ici, et partiellement observer là, la loi divine. Il est clair, en effet, que si dans tel cas la loi divine peut être remplacée par la loi humaine, la première n’est plus une loi suprême, toujours obligatoire ; et, si elle n’est pas telle, elle n’existe pas.
Ensuite, privés de la direction que donne la loi divine, c’est-à-dire en perdant la faculté humaine la plus élevée, les hommes descendent immanquablement au degré inférieur de l’existence où les mobiles de leurs actions sont seulement dans leurs passions et la suggestion qu’ils subissent.
C’est dans cet état de reconnaissance de la nécessité d’obéir à l’autorité que se trouvent tous les peuples qui vivent groupés en ce qu’on appelle États. C’est également le cas du peuple russe.
Voilà pourquoi se produit ce phénomène étrange : cent millions d’agriculteurs, une masse qui peut être considérée comme tout le peuple russe, n’ayant besoin d’aucune tutelle gouvernementale, ne choisissent pas la plus naturelle et la meilleure issue pour sortir de leur situation, qui est de cesser d’obéir à toute autorité fondée sur la violence, et continuent à participer à l’ancien gouvernement, ou bien à lutter contre lui pour s’en préparer un autre, aussi oppresseur.