La Révolution russe : $b sa portée mondiale
VIII
La soumission à la violence a conduit autant les Orientaux, qui continuent à obéir à leurs souverains corrompus, que les Occidentaux, chez qui le pouvoir et la corruption qui l’accompagne se sont démocratisés, à de grands maux, à de nouveaux conflits inévitables qui les menacent tous.
La condition malheureuse des peuples occidentaux à l’intérieur est encore accrue par le fait qu’ils sont amenés à la nécessité de soustraire pour leur alimentation, par la ruse et la force, aux peuples orientaux leurs produits du travail.
Ils y parviennent toujours par la même méthode, connue sous le nom de civilisation, et qui leur sert jusqu’au moment où les Orientaux l’apprennent à leur tour. En attendant, la majorité de ceux-ci, continuant à obéir à leur gouvernement, retardent dans les procédés de lutte contre les Occidentaux et sont obligés de se soumettre à leur puissance.
Mais certains parmi les peuples orientaux commencent déjà à se frotter à la civilisation corruptrice des Européens, et, comme l’ont prouvé les Japonais, s’assimilent aisément la ruse peu compliquée et la cruauté des civilisés pour opposer les mêmes moyens de lutte qu’avaient employés contre eux leurs oppresseurs.
Et voici que le peuple russe, placé entre les Occidentaux et les Orientaux, s’étant assimilé en partie les procédés de l’Occident, mais continuant jusqu’à ces derniers temps à obéir à son gouvernement autocratique, est amené par la destinée à réfléchir sur les maux dont souffrent les peuples aux deux antipodes. D’un côté, il voit les souffrances que vaut aux Orientaux leur soumission au pouvoir despotique ; de l’autre, il se rend compte que la limitation du pouvoir et sa démocratisation chez les Occidentaux, loin d’améliorer leur sort, les a corrompus et les a acculés à la nécessité de tromper et de piller les autres peuples.
Le peuple russe doit donc en conclure qu’il lui faut modifier ses rapports envers le pouvoir d’une façon autre que ne l’avaient fait les peuples de l’Occident.
Tel un chevalier de la mythologie slave, la Russie est aujourd’hui au carrefour de deux routes, l’une et l’autre conduisant à la perte.
Il est désormais impossible à un peuple de continuer d’obéir à son gouvernement.
C’est impossible, parce que, voyant le gouvernement dépouillé de son prestige passé, ayant compris que la plupart des maux proviennent de lui, le peuple russe ne peut ne pas vouloir se débarrasser de ces maux.
En outre, il n’a plus à obéir au gouvernement parce qu’en réalité il n’en existe plus qui assurerait au peuple, comme par le passé, le loisir et la tranquillité. Nous ne sommes plus en présence d’un gouvernement et des révoltés, mais seulement de deux partis qui se combattent avec acharnement.
Obéir au gouvernement comme sous l’ancien régime, c’est continuer à supporter les souffrances passées : manque de terre, famine, lourds impôts, guerres aussi inutiles que sauvages, et, de plus, participer aux scélératesses que commet aujourd’hui le gouvernement pour se défendre, vainement d’ailleurs, comme tout porte à le croire.
Il est moins sensé encore pour le peuple russe de s’engager dans la voie qu’ont suivie les peuples occidentaux, puisque son caractère funeste est devenu évident. Ceux-ci ignoraient où elle les conduisait lorsqu’ils l’avaient choisie, tandis que nous, nous ne pouvons plus ignorer.
D’autre part, la majorité des Occidentaux qui s’étaient engagés sur cette voie assuraient leur existence par l’industrie, le commerce, ou l’esclavage direct (nègres) ou indirect (salariés) ; tandis que le peuple russe est principalement agricole. S’engager sur la voie que suivaient les nations occidentales, c’est donc commettre, consciemment cette fois, des violences, non plus pour le compte du gouvernement, mais contre lui ; non plus commandé par autrui, mais par notre volonté propre, et pour aboutir finalement, comme les Occidentaux, et après une lutte séculaire, aux mêmes maux dont le peuple russe souffre actuellement : manque de terre, accroissement progressif des impôts, dette publique, armements, guerres aussi cruelles qu’insensées. Bien mieux : perdre comme les autres peuples de l’Europe le bien primordial que possède le peuple russe : l’existence agricole qui lui est si chère et habituelle, et cela pour être ensuite à la merci de la production étrangère. Lutter enfin dans les conditions les moins favorables contre l’industrie et le commerce étrangers, avec la certitude d’être vaincu.
Ainsi, course à l’abîme sur l’une comme sur l’autre voie.