La Révolution russe : $b sa portée mondiale
XV
Les hommes ont la tendance de croire à la réalisation des événements les plus fantastiques : la possibilité de voler, de communiquer avec les planètes, d’établir le régime socialiste, de communiquer avec les esprits, et à bien d’autres choses d’une irréalisation pourtant certaine ; mais ils se refusent à croire que la conception de la vie qu’ils professent à l’époque présente pût changer.
Pourtant ces changements, et les plus surprenants, se produisent constamment en chacun de nous, ainsi que chez les sociétés et nations entières ; et c’est cette transformation continue qui est le fond même de la vie humaine.
Sans rappeler les évolutions de la conscience sociale dont témoigne l’histoire, il se produit devant nos yeux, en Russie, une de ces modifications, qui étonnent par leur rapidité, dans la conscience du peuple, et qui ne s’était en rien manifestée il y a deux ou trois ans à peine. Cette modification nous semble soudaine parce qu’elle a mûri lentement dans les esprits sans que nous nous en soyons aperçus.
Le même phénomène se produit aujourd’hui sur le terrain spirituel, inaccessible à notre observation. Si le peuple russe, qui considérait il y a deux ans comme impossible de désobéir au pouvoir existant ou seulement de le juger, le condamne aujourd’hui, se prépare à lui désobéir et à le remplacer par un nouveau, pourquoi ne pas supposer que dans sa conscience est en train de mûrir un autre changement de ses rapports avec le pouvoir, savoir la nécessité de son affranchissement moral, religieux ?
Pourquoi une pareille évolution ne pourrait-elle s’accomplir chez n’importe quel peuple et, aujourd’hui, chez les Russes ? Pourquoi ne pas supposer que la lutte égoïste, la peur, la haine qui font agir tous les peuples ; que la propagande du mensonge, de l’immoralité et de l’ignorance, par les journaux, les livres, les discours et les actes, pourraient être remplacées, chez tous les peuples et particulièrement chez les Russes aujourd’hui, par une aspiration religieuse, humanitaire, raisonnée, affectueuse, qui révélerait toute l’horreur de la soumission au pouvoir et la joyeuse possibilité d’une vie sans violence ni autorité ?
Pourquoi telle influence, qui a agi dans la même direction pendant des dizaines d’années, a-t-elle pu préparer la manifestation actuelle de cette orientation dans la révolution, et pourquoi la conscience de la possibilité et de la nécessité de l’affranchissement du péché d’autorité, ainsi que l’établissement de l’union entre les hommes fondée sur la concorde, le respect et l’affection mutuelle, ne pourraient-elles pas mûrir de même ?
Il y a une quinzaine d’années, l’écrivain français de talent Dumas fils écrivit une lettre à l’adresse de Zola[2], où cet homme fort doué et intelligent, mais occupé principalement de questions esthétiques et sociales, a dit vers la fin de sa vie des paroles d’une surprenante prophétie. C’est bien le cas de dire que l’esprit divin souffle où il veut :
[2] Ce n’est pas tout à fait exact. Dans sa lettre intitulée Le Mysticisme à l’école, Dumas fils faisait bien allusion au discours de Zola prononcé la même année, en 1893, au banquet de l’Association générale des étudiants, mais cette lettre fut adressée au directeur du Gaulois.
« L’âme est en travail incessant, en évolution continue vers la lumière et la vérité, écrivait Dumas. Tant qu’elle n’aura pas reçu toute la lumière et conquis la vérité, elle tourmentera l’homme.
« Eh bien, elle ne l’a jamais autant harcelé, elle ne lui a jamais autant imposé son empire qu’aujourd’hui. Elle est pour ainsi dire répandue dans la masse de l’air que tout le monde respire. Les quelques âmes individuelles qui avaient eu isolément la volonté de la régénération sociale se sont peu à peu cherchées, appelées, rapprochées, réunies, comprises ; elles ont formé un groupe, un centre d’attraction vers lequel volent maintenant les autres âmes des quatre points du globe, comme font les alouettes vers le miroir ; elles ont, de la sorte, constitué, pour ainsi dire, une âme collective, afin que les hommes réalisent désormais en commun, consciemment et irrésistiblement, l’union prochaine et le progrès régulier des nations récemment encore hostiles les unes aux autres. Cette âme nouvelle, je la retrouve et la reconnais dans les faits qui semblent le plus propres à la nier.
« Ces armements de tous les peuples, ces menaces que leurs représentants s’adressent, ces reprises de persécutions de races, ces inimitiés entre compatriotes et jusqu’à ces gamineries de la Sorbonne, sont des exemples de mauvais aspect, mais non de mauvais augure. Ce sont les dernières convulsions de ce qui va disparaître. Le corps social procède comme le corps humain. La maladie n’y est que l’effort violent de l’organisme pour se débarrasser d’un élément morbide et nuisible.
« Ceux qui ont profité et qui comptaient profiter longtemps encore des errements du passé s’unissent donc pour qu’il n’y soit rien modifié. De là, ces armements, ces menaces, ces persécutions ; mais, si vous regardez attentivement, vous verrez que tout cela est purement extérieur. Ce colossal est vide. L’âme n’y est plus ; elle a passé autre part ; ces millions d’hommes armés, qui font l’exercice tous les jours en vue d’une guerre d’extermination générale, ne haïssent pas ceux qu’ils doivent combattre et aucun de leurs chefs n’ose déclarer cette guerre. Quant aux revendications, même comminatoires, qui partent de ceux qui souffrent en bas, une grande et sincère pitié, qui les reconnaît enfin légitimes, commence à répondre d’en haut.
« L’entente est inévitable dans un temps donné plus proche qu’on ne le suppose. Je ne sais pas si c’est parce que je vais bientôt quitter la terre et si les lueurs d’au-dessous de l’horizon qui m’éclairent déjà me troublent la vue, mais je crois que notre monde va entrer dans la réalisation des paroles : « Aimez-vous les uns les autres », sans se préoccuper, d’ailleurs, si c’est un homme ou un Dieu qui les a dites.
« Le mouvement spiritualiste qu’on signale de toutes parts et que tant d’ambitieux ou de naïfs croient pouvoir diriger va être absolument humanitaire. Les hommes, qui ne font rien avec modération, vont être pris de folie, de la fureur de s’aimer. Cela n’ira pas tout seul de suite, évidemment ; il y aura quelques malentendus, sanglants peut-être, tant nous avons été dressés et habitués à nous haïr, quelquefois par ceux-là mêmes qui avaient reçu mission de nous apprendre à nous aimer ; mais, comme il est évident que cette grande loi de fraternité doit s’accomplir un jour, je suis convaincu que les temps commencent, et nous allons irrésistiblement vouloir que cela soit[3]. »
[3] Voir la lettre de Dumas fils dans l’ouvrage de Léon Tolstoï, traduit par E. Halpérine-Kaminsky : Zola, Dumas, Guy de Maupassant.
Si étrange que paraisse l’expression : « Le temps viendra où les hommes vont être pris de la fureur de s’aimer », je crois que cette idée est absolument juste et est ressentie plus ou moins par tous les hommes de notre temps. Il est impossible que l’époque ne vienne quand l’amour, qui est le fond même de l’âme, occupera dans la vie des hommes la place qui lui revient et deviendra la base des relations humaines.
Ce temps se prépare, ce temps est proche.
« Nous sommes aujourd’hui au temps prédit par le Christ, écrivait Lamennais. D’un bout de la terre à l’autre tout s’ébranle. Rien de solide dans toutes les institutions, quelles qu’elles soient, ni dans les systèmes les plus divers qui sont la base de la vie des sociétés. On sent que tout doit bientôt s’écrouler et que, de ce temple aussi, il ne restera pas une seule pierre debout. Mais de même que des ruines de Jérusalem et de son temple, que le Dieu vivant a déserté, devaient surgir une cité nouvelle et un temple nouveau, vers lesquels affluaient volontairement les hommes de toutes les tribus et de tous les peuples, des ruines des temples et des villes d’aujourd’hui sortira une cité nouvelle et un temple nouveau destinés à devenir le temple de l’univers et la patrie commune du genre humain, aujourd’hui désuni par des doctrines qui se combattent, font de frères des étrangers et sèment parmi eux la haine sacrilège et les guerres hideuses. Lorsque viendra l’heure — de Dieu seul connue — de l’union des peuples en un seul temple et en une seule cité, alors s’établira vraiment le règne du Christ, se réalisera définitivement sa divine mission. »
« Des forces puissantes travaillent le monde, écrivait de même Channing. Nul ne peut les arrêter. Les signes en sont la naissance de la nouvelle conception du christianisme, du nouveau respect pour l’homme, du nouveau sentiment de fraternité et d’une égale attitude des hommes à l’égard du Père de tous les hommes. Nous le voyons, nous le sentons. Et devant cette manifestation de l’esprit nouveau tomberont toutes les persécutions. La société pénétrée de cet esprit substitue la paix à la guerre permanente. La force de l’égoïsme qui englobe tout et qui semble invincible cède à cette puissance naturelle : « Paix sur terre et concorde parmi les hommes » ne demeurera pas toujours un rêve. »