← Retour

La Révolution russe : $b sa portée mondiale

16px
100%

APPEL AUX RUSSES
AU GOUVERNEMENT,
AUX RÉVOLUTIONNAIRES, AU PEUPLE

I
AU GOUVERNEMENT

(J’appelle gouvernement l’ensemble des hommes qui, grâce au pouvoir dont ils sont investis, appliquent et modifient à leur guise les lois existantes. En Russie, le gouvernement comprend actuellement le tsar, ses ministres et ses conseillers.)

La raison d’être avouée du pouvoir est le souci du bien public.

Ceci posé, je vous demande, hommes de gouvernement russes, comment remplissez-vous votre mission ?

Vous combattez les révolutionnaires en recourant à la ruse et, ce qui pire est, à une cruauté plus perfectionnée encore que celle des révolutionnaires.

Or, vous oubliez que des deux camps, le vainqueur ne saurait être celui qui est plus rusé, plus méchant et plus cruel, mais bien celui qui vise le but vers lequel marche l’humanité.

Que les révolutionnaires définissent bien ou mal leur but, ils tendent en tout cas vers un ordre social nouveau, tandis que vous autres, gouvernants, vous n’avez en vue que de conserver votre situation avantageuse.

Aussi, vous sera-t-il impossible de résister à la révolution, quelle que soit la bannière sous laquelle vous vous placerez : autocratie, même mitigée par une Constitution, ou christianisme corrompu appelé orthodoxie, avec rétablissement du patriarchat, et rénové par toutes sortes d’interprétations mystiques.

Ce sont là choses du passé et rien ne saurait le faire revivre.

Votre salut n’est point dans la Douma avec tel ou tel système électoral ; il n’est pas dans l’emploi de canons ni dans les exécutions capitales ; il est uniquement dans l’aveu de votre culpabilité envers le peuple et dans l’effort de racheter celle-ci, de la réparer d’une façon ou d’une autre, pendant qu’il en est temps encore.

Dressez devant le peuple un idéal de justice, de bien et de vérité qui soit supérieur à celui de vos adversaires ; dressez-le, non en songeant à votre salut, mais avec la sincère volonté de le réaliser, et par là même vous n’assurerez pas seulement votre propre salut, vous délivrerez encore la Russie de toutes les calamités qui l’accablent.

Vous n’avez pas à imaginer cet idéal : il existe déjà ; c’est l’ancien idéal de tout le peuple russe : le retour de toutes les classes, — non pas des seuls paysans, — au droit naturel et légitime sur la terre.

Cet idéal paraît déraisonnable à ceux qui n’ont pas l’habitude de penser par eux-mêmes ; ils en sont intimidés parce qu’il ne rappelle en rien ce qui existe partout ailleurs, en Europe et en Amérique. Or, c’est précisément parce qu’il n’a encore été réalisé nulle part qu’il apparaît comme le véritable idéal de notre temps. Il est plus particulièrement l’idéal du peuple russe, parce que sa réalisation lui est plus facile qu’à tout autre peuple ; il peut et doit donc le mettre en pratique le premier.

Effacez vos fautes par un acte de justice ; efforcez-vous, pendant que vous êtes encore au pouvoir, d’abolir la si ancienne et criante iniquité : la propriété foncière ; iniquité que tout le monde rural sent avec tant d’acuité et dont il souffre si douloureusement ; et dès que vous l’aurez fait, tous les esprits cultivés, ceux qui composent « l’intelligence », vous suivront. Vous aurez pour vous tous les partisans d’un régime constitutionnel sincère, tous ceux qui comprennent qu’avant d’appeler le peuple à élire ses représentants, il importe de l’affranchir du servage foncier.

Les socialistes eux-mêmes se joindront à vous, puisque leur but : la nationalisation des instruments de travail, exige avant tout la nationalisation du sol, ce principal instrument du travail.

Les révolutionnaires seront également avec vous, puisque en abolissant la propriété foncière, vous aurez réalisé l’un des points principaux de leur programme.

Enfin, et surtout, vous aurez avec vous tous les agriculteurs, c’est-à-dire les cent millions de paysans qui composent le vrai peuple russe.

Faites, pendant qu’il en est temps encore, ce que vous impose votre mission de gouvernants ; posez-vous pour but la réalisation du véritable bien public, et au lieu de la crainte et de l’irritation que vous éprouvez maintenant, vous ressentirez la joie que donne la solidarité avec le peuple, l’union avec les cent millions de paysans.

Vous connaîtrez alors l’affection et la gratitude de ce peuple si doux, qui oubliera volontiers vos fautes et vous aimera comme il aime celui[7] et ceux qui l’ont affranchi du servage.

[7] Le tsar Alexandre II.

Oubliez que vous êtes tsar, ministres, sénateurs ou gouverneurs, souvenez-vous seulement que vous êtes des hommes ; et aussitôt la douleur, le désespoir et la peur feront place au pardon et à l’amour.

Mais vous devez, à cet effet, vous donner de tout cœur à cette œuvre de régénération ; non dans votre intérêt et comme moyen de votre salut, mais dans l’intérêt public. Vous verrez alors de quelle activité ardente, sensée, toute de conciliation, sera saisie la société en ses meilleurs représentants ! L’élite de toutes les classes marchera au premier rang, tandis que ceux qui troublent actuellement la Russie seront relégués à leur vraie place.

Dès que vous aurez adopté cette attitude, disparaîtront d’eux-mêmes et la vengeance, et la colère, et la cupidité, et l’envie, et l’ambition, et la vanité, et l’ignorance, cette plaie principale, qui troublent et mettent à feu et à sang la Russie, ce dont vous êtes seuls responsables.

Oui, il n’y a devant vous, hommes de gouvernement, que deux issues : ou le massacre de vos frères et tant d’autres horreurs qu’engendre la révolution, ce qui n’empêchera pas d’ailleurs votre chute honteuse ; ou la réalisation pacifique de la réforme agraire que revendique depuis toujours le peuple, et l’indication que vous donnerez par cela même à toutes les autres nations chrétiennes de la voie vers l’abolition de cette grande iniquité dont les hommes souffrent depuis si longtemps.

Tant que le régime actuel vous assure le pouvoir, servez-vous-en, non pour accroître encore le mal que vous avez commis et la haine que vous avez suscitée, mais pour la grande œuvre qui sera salutaire aussi bien pour votre peuple que pour l’humanité entière. Et avant que le régime actuel meure, qu’il s’achève par un acte de bonté et de vérité, et non pas par celui de mensonge et d’horreur[8].

[8] Les éditeurs de Tolstoï, M. V. et Mme A. Tchertkoff, font cette remarque judicieuse à l’appel de l’auteur aux hommes de gouvernement, où il dit entre autres que « leur salut n’est pas dans la Douma élue d’après tel ou tel système électoral » : « Tolstoï ne veut nullement, par ces paroles, conseiller au gouvernement de ne faire aucune concession aux revendications de la société russe ; au contraire, au moment où l’écrit actuel de Tolstoï était à l’impression, nous avons reçu de lui une lettre où il s’exprime ainsi à ce sujet :

« … L’agitation publique ne saurait être réprimée par la force ; mais le gouvernement, ou mieux, les hommes qui le composent ont le devoir, devant Dieu, devant les hommes et devant leur propre conscience, de ne plus employer aucun moyen violent, d’accorder tout ce qu’on leur demande, de dégager leur responsabilité ; il doit accorder, et une assemblée constituante, et le suffrage universel égal, direct, secret, et l’amnistie, et tout le reste… »

« Ainsi, ajoutent les éditeurs, Tolstoï veut dire seulement, dans le passage indiqué de son appel, que le remède n’est pas dans la Douma, mais dans un changement plus radical de la condition du pays. »

Chargement de la publicité...