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La Révolution russe : $b sa portée mondiale

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III

Que faire ? demandent les uns et les autres, mais jamais dans le sens de : « que dois-je faire ? » Ils signifient que ce serait pis encore s’ils cessaient de faire ce qu’ils font.

On s’est tellement habitué à cette étrange question, sous-entendant à la fois et l’explication et la justification des actes les plus horribles, les plus immoraux, qu’il ne vient à l’idée de personne de demander : « Mais toi qui demandes : que faire ? qui es-tu donc pour te considérer en droit de décider de la destinée des autres, en se servant des moyens que tous les hommes, et toi le premier, considèrent comme mauvais, comme criminels ?

« Comment sais-tu que le régime que tu veux modifier ou conserver doit être modifié selon la recette que tu crois la meilleure ou doit être conservé tel quel ? Tu sais pourtant qu’il est nombre d’hommes qui considèrent comme pernicieux ce qui te semble bon et utile.

« Comment sais-tu que ton action produira le résultat que tu attends, quand tu ne peux ignorer que les conséquences sont le plus souvent diamétralement opposées au but qu’on poursuit, surtout dans le domaine des relations sociales ?

« Mais par-dessus tout, quel droit as-tu de commettre des actes contraires et à la loi de Dieu, si tu le reconnais, et aux lois morales admises dans le monde entier, si tu ne reconnais qu’elles ? De quel droit te libères-tu de ces lois simples, certaines et universellement reconnues, inconciliables ni avec tes œuvres révolutionnaires, ni avec tes œuvres gouvernementales ?

« Mais si tu poses la question : que faire ? pour savoir réellement ce que tu dois faire, et non comme une justification, la réponse se présente d’elle-même et dans toute sa simplicité. Tu dois faire, non pas ce que tu t’imagines comme nécessaire en ta qualité de tsar, ministre, soldat, ou bien président de tel ou tel comité révolutionnaire, de membre d’une organisation de combat, mais ce qui est dans ta nature d’homme, ce qu’exige de toi la puissance qui t’a envoyé en ce monde, cette puissance qui, dans un but connu d’elle seule, t’a donné une loi claire et bien définie, inscrite dans ta conscience comme dans celle de tous les hommes. »

Et il suffirait de répondre à la question : que faire ? par l’affirmation de la nécessité, pour tous, d’agir partout et toujours suivant la volonté divine, pour qu’aussitôt se dissipe ce brouillard au milieu duquel chacun s’imagine être seul appelé parmi les millions de ses semblables à décider de la destinée de ces millions et à accomplir, pour leur bien aléatoire, des actes conduisant à des malheurs, certains et évidents ceux-là.

Il existe une loi commune, reconnue par tous les hommes sensés, conforme d’ailleurs à la tradition, à toutes les religions, à la vraie science, et qui est au fond de la conscience de chacun de nous. Suivant cette loi, les hommes accomplissent leur mission et atteignent le plus grand bonheur en s’entr’aidant mutuellement, en s’aimant, mais non en attentant à la vie et à la liberté d’autrui.

Mais voici qu’apparaissent des gens qui se distribuent entre eux des rôles différents : tels sont rois, ministres, soldats ; tels autres sont membres de comités, d’organisations politiques ; et ils entrent tellement dans leur rôle qu’ils oublient leur situation réelle, se persuadent et persuadent aux autres qu’il n’est nullement nécessaire de suivre la loi commune à tous les êtres humains, qu’il est des cas où l’on peut et l’on doit s’en écarter, voire agir contre elle, et que ces écarts de la loi immuable assureront aussi bien aux individus qu’aux sociétés plus de félicité que l’observance de cette loi suprême.

Dans une grande usine au fonctionnement compliqué, les ouvriers reçoivent du patron des instructions claires et précises, reconnues comme telles par les ouvriers, afin qu’ils sachent ce qu’ils doivent ou ne doivent pas faire pour la marche régulière du travail et pour leur propre bien. Mais voici que surviennent des gens, n’ayant aucune notion de ce qu’on fabrique et comment on fabrique dans cette usine, et qui cherchent à convaincre les ouvriers qu’il ne faut plus faire ce qui leur a été commandé par le patron, mais bien tout le contraire, afin que l’usine marche régulièrement et les ouvriers reçoivent le plus de profit.

N’est-ce pas ainsi qu’agissent les gens qui n’ont aucune possibilité de prévoir toutes les conséquences de l’activité générale de l’humanité ? Non seulement ils n’observent pas la loi éternelle, promulguée par la raison humaine pour le succès de cette activité commune et le bien de chaque individu, mais encore ils la violent consciemment afin de poursuivre un but borné, hasardeux, imposé par quelques-uns (souvent par les plus égarés), et ils s’imaginent (tandis que d’autres s’imaginent le contraire) qu’ils arriveront ainsi à des résultats plus heureux que ceux qui sont réalisés par l’observance de la loi éternelle et conforme à la nature humaine.

Je sais que ceux qui croient à la réalité des rôles qu’ils ont acceptés trouveront cette réponse, simple et claire, trop abstraite et peu pratique.

Ils considèrent comme pratique le fait que les hommes, ignorant les conséquences de leurs actes, ne pouvant pas savoir s’ils seront encore vivants une heure après, sachant parfaitement que tout meurtre et toute violence est un mal, agissent pourtant comme s’ils connaissaient avec certitude et à l’avance les conséquences de leurs actes, se conduisent comme s’ils ignoraient que tuer et martyriser est un mal.

Ainsi procèdent tous ceux qui ont perdu la notion de leur dignité humaine et de leur mission. Mais je pense que la grande majorité des hommes, souffrant de toutes les atrocités qui se commettent actuellement, comprendra enfin l’horrible mensonge dans lequel s’enlisent ceux qui reconnaissent la légitimité et la bienfaisance de l’oppression violente exercée par un homme sur un autre. Et une fois ce mensonge dénoncé, les hommes s’affranchiront de la folie et du crime qu’engendrent la participation et la soumission au pouvoir oppresseur.

Il suffirait qu’on comprenne que la seule règle de conduite est d’accomplir ce que demande à chacun de nous le principe qui gouverne l’univers, exigence dont nul homme doué de raison et de sentiment ne peut méconnaître ; il suffirait d’oublier la situation que chacun de nous occupe : ministre, agent de police, membre de parti, militant ou non, et aussitôt disparaîtraient tous les malheurs et toutes les souffrances dont est accablée l’humanité et la Russie actuelle en particulier. Alors s’établirait vraiment le Royaume de Dieu sur la terre.

Si une partie des hommes seulement adoptait cette conduite, elle attirerait peu à peu vers elle d’autres adhérents, le mal diminuerait à mesure, et le Royaume de Dieu vers lequel aspirent irrésistiblement tous les cœurs deviendrait de plus en plus une réalité.

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