La Vallée du Silence
CHAPITRE VII
L’AMOUR DE LA VIE
Dans l’entre-bâillement de la porte, le Père Layonne eut une hésitation, comme si au dernier moment la peur l’arrêtait. Son regard rencontra celui de Kent dans un silence impressionnant. Le Père entra doucement dans la chambre et en referma la porte.
Kent, ayant poussé un long soupir, essaya de sourire :
— Vous m’avez tiré d’un rêve, dit-il, un rêve que je faisais les yeux ouverts.
— Sur quel sujet, Jimmy ? demanda le missionnaire, dont la physionomie s’efforçait de répondre au sourire de son ami.
— Oh ! une baliverne. Je donnais tout simplement de l’air à ma pensée, car mes poumons n’en prennent guère aujourd’hui. Comme compensation, ma pensée cherchait à se distraire.
— Quel est donc ce rêve ?
— Je vous en aurais certainement parlé plus tard si Cardigan ne m’avait pas condamné.
Sur le moment le Père Layonne se tut. Ses mains se crispaient. Il sursauta et eut un soupir rauque.
— Jimmy, dit-il précipitamment, n’avez-vous jamais pensé que le docteur Cardigan pouvait se tromper ?
Il avait saisi une main de Kent et il la serra dans les siennes au point de lui faire mal.
— Voyons, Père, Cardigan n’a pu se tromper !
— Et cependant…
— Il vous l’aurait dit.
— Il est là. Il va venir. Il vous le dira lui-même. Mais il a voulu auparavant… Il se sent si coupable envers vous.
— Vous ne voulez pas prétendre que…
— Oui, mon pauvre ami. C’est justement ce que je pense, dit le missionnaire d’une voix si altérée qu’elle ne paraissait plus la sienne. Vous n’allez pas mourir, Jimmy ; vous allez vivre.
— Vivre ! moi, vivre ! s’écria Kent dressant son buste d’un seul mouvement. Vivre !
Il ferma les yeux pendant un instant et il lui sembla que le monde était embrasé. Il répéta de nouveau le mot magique. Seules ses lèvres le moulaient, car il n’articulait aucun son. Ses sens, tendus à se briser, se refusaient à livrer passage à la réaction. Il était comme ivre.
Il ouvrit enfin les yeux qui, instinctivement, se portèrent vers la fenêtre, vers la Nature, vers la vie. La voix du Père Layonne, comme venant de fort loin, tout étant très claire, lui disait :
— Le docteur Cardigan est bouleversé de son erreur. Elle est cependant excusable. S’il avait pu se servir de rayons X !… Mais sans eux… Il avait fait un diagnostic que tout chirurgien eût établi à sa place. Ce qu’il a pris pour un anévrisme était un bruit exagéré du cœur ; et le gonflement de la poitrine, une contraction causée par l’air froid des nuits. C’est une terrible erreur ; mais il ne faut pas en vouloir à Cardigan.
Ne pas en vouloir à Cardigan ! Ces derniers mots battaient dans le cerveau de Kent comme une série de petites vagues. Il ne devait pas en vouloir à Cardigan ! Il se mit à rire, à rire avant que ses sens se fussent remis de leur émotion et que le monde extérieur eût repris à ses yeux une forme normale.
Il trouvait la chose risible. Ne pas en vouloir à Cardigan ! Quelle absurdité de la part, du Père Layonne ! Le blâmer pour une telle nouvelle. Le blâmer !
Les choses devenaient plus nettes. Il revit le Père Layonne, tout pâle, les yeux encore agrandis par l’épouvante. Ce fut seulement alors qu’il saisit pleinement la vérité.
— Je… je comprends, dit-il. Vous et Cardigan auriez préféré pour moi la mort.
Le missionnaire tenait toujours la main de Kent serrée dans les siennes.
— Je ne sais pas, Jimmy. Je ne sais pas. Ce qui vient de se passer est affreux !
— Mais pas comme la mort, se récria Kent. Grand Dieu, Père, je veux vivre. Oh !…
Il dégagea sa main et étendit les deux bras vers la fenêtre.
— Voyez donc là-bas ! s’exclama-t-il.
Le souvenir de Marette Radisson illumina soudain sa pensée. Ne lui avait-elle pas dit, elle aussi, qu’il vivrait ? Pourquoi cet accablement du Père Layonne ?
— C’est mon univers que je retrouve, Père. Il m’est deux fois plus précieux qu’auparavant. Comment puis-je en vouloir à Cardigan ? Vous croyez peut-être qu’on va me pendre ? Mais je n’ai pas tué John Barkley. J’ai menti.
— Jimmy !
— Je le jure, Père. Vous ne me croyez donc pas ?
Le missionnaire s’était levé. Sa figure n’était plus la même. Il lui semblait qu’il n’avait jamais connu Kent. Cette soudaine expression du Père Layonne était faite d’étonnement, d’incrédulité et d’une sorte d’horreur. Posant une main sur la tête de Kent, il lui dit gravement :
— Dieu vous pardonne, Jimmy. Et qu’il vienne à votre aide !
Au lieu de la chaude palpitation de joie débordante qu’il venait de ressentir, Kent éprouva en son cœur un profond découragement devant l’attitude du Père Layonne, le changement de sa voix et l’éclat de ses yeux.
— Vous ne me croyez donc pas ? demanda-t-il encore.
— C’est ma religion de croire, Jimmy, répliqua le Père Layonne qui avait retrouvé son calme. Je dois croire par égard pour vous. Mais ce n’est plus une question de sentiment maintenant, mon garçon. C’est la loi qui entre en jeu. Qu’importe ce que mon cœur ressent pour vous, cela ne peut vous aider en rien. Vous êtes…
Il hésita à en dire plus long :
Alors Kent sentit clairement et pleinement la cruauté de sa situation. Il lui avait fallu du temps pour la saisir, mais il ne se fit plus aucune illusion. Ses muscles se crispaient de révolte : et le Père Layonne put voir ses mâchoires se serrer et ses poings se fermer rageusement.
La Mort s’était retirée, mais l’ironie grotesque de la farce qu’elle venait de jouer était comme un rire infernal !
Cependant il allait vivre. C’était là un fait qui dominait tous les autres. Pour l’instant la Mort lui laissait du répit. Il allait vivre, se remettre sur pied et lutter pour reconquérir cette vie qu’il semblait avoir dédaignée. Lutter était un besoin inné en lui.
Aux yeux de cette loi, dont il avait été le soutien, il devenait un assassin. Le châtiment de l’homicide est la pendaison dans la province d’Alberta. Comment n’éprouvait-il aucune épouvante ?
Marette Radisson lui avait promis son aide ; mais à cette pensée il n’eut d’abord qu’un haussement d’épaules. Il devait compter sur lui-même, rien que sur lui. Il songea aussitôt qu’en détruisant les aveux qu’il avait faits, il mettait peut-être Marette dans une triste posture et sûrement Mac Trigger. Mais Trigger n’était pas coupable non plus. Il était sans doute bien loin à cette heure : on ne le rattraperait pas. Du reste, Kedsty devait connaître la vérité, mais c’étaient les autres qu’il fallait convaincre.
— On me croira, sûrement on me croira. Père. J’ai menti. Je me ferai croire. J’ai menti pour sauver Mac Trigger et je leur dirai pourquoi. Si le docteur Cardigan ne s’est pas trompé une seconde fois, je veux qu’ils reviennent tous ici. Voulez-vous les prévenir ?
— A votre place, Jimmy, je ne me presserais pas d’agir, j’attendrais, je réfléchirais…
— A-t-on besoin de réfléchir pour une histoire aussi claire ? Il est vrai, ajouta-t-il avec un sourire amer, que j’ai forgé une autre histoire qui a l’air solide. J’ai fait des aveux plutôt complets, n’est-ce pas, Père ?
— Vous êtes entré dans tant de détails et qui, tous, concordaient si bien avec les faits. Vous avez été vu chez John Barkley à l’entrée de la nuit ; et c’est vous qui l’avez trouvé mort quelques heures plus tard.
— Tout est contre moi. En effet, j’étais allé chez John Barkley pour voir une vieille carte qu’il avait faite de la région du Porcupine il y a vingt ans. Il ne put la découvrir. Plus tard il m’annonça qu’il était parvenu à mettre la main dessus. Je retournai chez lui et je le trouvai mort.
Le petit missionnaire hocha la tête sans dire un mot.
— C’est diantrement embarrassant, continua Kent. Cela me donne presque envie d’aller jusqu’au bout comme un bon joueur. Quand un homme est tombé, il a tort de se mettre à geindre. C’est du plus mauvais goût ; il risque de se faire prendre pour un froussard. Pour jouer régulièrement, je devrais me laisser pendre sans me rebiffer. Ça, c’est le franc jeu de la Mort. Mais il y a une autre manière de considérer les choses. Ce pauvre cou, qui est mien, ne dépend que de moi. Il m’a rendu de grands services. Il a été loyal et a même poussé la complaisance jusqu’à avaler des œufs le jour où je croyais mourir. Je veux le sauver, ce cou. Je serais un triste sire de le renier à ce moment critique. Je veux faire mon possible pour le sauver.
Le Père Layonne ne put s’empêcher de sourire en voyant revenir chez son ami la bonne humeur de jadis.
— Lutter pour défendre sa vie est permis par Dieu à tous les hommes, Jimmy. J’étais anéanti quand je suis venu vous trouver. Je croyais que la mort valait mieux pour vous. Je me trompais, mais vous aurez un rude combat à livrer. Si vous en sortez victorieux, je me réjouirai avec vous. Si vous êtes battu, je sais que ce sera avec honneur. Vous avez raison : il est préférable que vous voyiez l’inspecteur Kedsty tout de suite. Cela aura un bon effet psychologique. Vous voulez donc que j’aille l’avertir ?
— Oui, certainement. Qu’il vienne avec des témoins.
Le Père Layonne parut hésiter un instant, comme s’il voulait donner à Kent un dernier moment de réflexion ; puis il s’en alla.
Kent attendit impatiemment son retour.
Sa main rencontra sous les couvertures le mouchoir avec lequel il s’essuyait les lèvres, et il fit la remarque que depuis déjà longtemps, il n’avait plus eu la saveur du sang à la bouche. Il trouva moins insupportable la douleur qui l’oppressait ; il eut même la sensation qu’il pouvait se lever pour recevoir ses visiteurs debout. Tous les nerfs de son corps réclamaient l’action.
Ce fut avec un plaisir fébrile qu’il se mit à taquiner le docteur Cardigan dès qu’il l’aperçut.
Le docteur venait d’être averti, par le Père Layonne, de l’attitude courageuse du blessé, non coupable et désireux de lutter contre sa malchance. Il s’approcha de lui, le regard chargé d’excuses. Dès les premiers mots Kent l’interrompit :
— Non, non docteur, tout est pour le mieux. Mais vous êtes bien certain de ce que m’a affirmé le Père Layonne ?
— Plus de doute.
— Par conséquent, vous ne changerez plus d’avis. C’est que… menacé de la potence, je ne voudrais pas, par-dessus le marché, être aussi menacé de la mort, dit Kent en riant.
Cardigan chercha encore à s’excuser ; mais il se sentit bientôt gagné par l’entrain de son ami. Toutefois il ne lui cacha pas l’hostilité qu’il avait devinée en Kedsty et la difficulté qu’il y aurait à convaincre cet entêté.
Moins d’un quart d’heure après, des pas se firent entendre dans le corridor.
Le Père Layonne entra le premier dans la chambre, suivi de l’inspecteur Kedsty. Les yeux de Kent scrutèrent la physionomie du commandant de la Division N. Celui-ci semblait à peine vouloir le reconnaître. Une simple inclination de la tête, pas assez prononcée pour être appelée un salut, fut la réponse de l’officier au salut de Kent. Jamais l’inspecteur n’avait eu pareille expression de sphinx. Le plus troublant était la présence de gens que Kent n’attendait pas : Mac Dougal, le magistrat, ainsi que Pelly et Brant, dont la raideur laissait voir qu’ils étaient en service commandé.
Le constable Pelly prononça aussitôt les formules du Code de police suivant lesquels Kent tombait légalement sous le coup d’une arrestation.
Kent en éprouva une vive surprise. Naturellement il supposait bien que la loi lui serait appliquée, pourtant il n’aurait pas cru à cette brutale soudaineté. Il avait voulu, en premier lieu, parler à Kedsty, d’homme à homme ; mais l’appareil de la loi s’était interposé. La figure de Kedsty était comme un rocher, tandis que ses vieux amis, les constables Pelly et Brant, demeuraient impassibles, sans que rien en eux pût trahir la moindre sympathie.
— Est-ce tout ? demanda Kent quand Pelly eut achevé sa lecture.
— Oui, pour l’instant, répondit Kedsty d’une voix glaciale.
— J’ai une nouvelle déclaration à vous faire.
Kedsty eut un haut-le-corps.
— Soit ! Nous vous écoutons, dit-il sèchement. Qu’on prévienne la sténographe.
Dès que celle-ci arriva, Kent avoua, sans ambages, qu’il avait précédemment menti pour sauver la vie de Mac Trigger qui n’était pas coupable. Il s’attendait à des objections : on ne lui en fit aucune : mais la raideur de Kedsty s’accentuait de plus en plus.
Irrité par cette attitude, Kent, regardant son chef dans les yeux, lui dit d’un ton provocateur :
— Peut-être vous sera-t-il facile de découvrir le vrai coupable ?
L’autre ne broncha pas.
— Je n’ai plus rien à ajouter, sauf que je désirais m’entretenir seul à seul avec vous, Kedsty.
— Je n’ai pas le droit de recevoir isolément vos confidences, Monsieur.
— Il ne s’agit plus de confidences, Monsieur ; mais d’une chose qui vous concerne personnellement.
— C’est bon. Signez votre déclaration, et qu’on nous laisse seuls.