La Vallée du Silence
CHAPITRE XXVII
A LA LUEUR DES ÉTOILES
Le silence qui suivit les révélations de Mac Trigger fut interrompu par Anne. Elle venait proposer à Kent de se restaurer.
— Volontiers, dit Kent. Mais comment va Marette maintenant ?
Anne lui répondit évasivement, tandis que, d’une main active, elle disposait sur la table un copieux repas.
Kent témoigna d’un vif appétit, car il n’avait plus rien mangé depuis de longues heures. Mais il s’étonna de l’air d’insouciance avec lequel la femme de Trigger écarta les questions qu’il posa encore sur l’état de Marette. Elle avait cependant un bon regard sympathique et le sourire de satisfaction qui éclairait son visage n’exprimait rien d’égoïste.
— N’avez-vous plus faim, M’sieu ? demanda-t-elle à Kent qui venait d’écarter son assiette.
— Non, merci.
— Bien sûr ?
— C’est la vérité.
— Alors je puis vous dire maintenant comment va Marette. Elle est tout à fait remise ; elle vous attend avec la plus vive impatience. Je l’ai empêchée de revenir tout de suite ici. Voulez-vous que nous allions la voir ?
Mac Trigger demeura silencieusement assis dans la grande salle, tandis que sa femme s’éloignait, suivie de Kent.
Kent trouva Marette dans une pièce voisine. Elle n’était plus la même. Ses lèvres étaient rouges et brûlantes de l’ardeur qu’y avait amenée l’amour. C’était son heure de triomphe : de nouveau le flux de la vie circulait dans son corps, brillait dans ses yeux.
Anne Mac Trigger s’était aussitôt éclipsée pour rejoindre son mari. Elle le trouva debout devant la fenêtre qu’il venait d’ouvrir.
— Malcolm, lui dit-elle tendrement, ils sont heureux.
Mac Trigger passa son bras sur l’épaule d’Anne, l’attira contre lui, et le vieux couple écouta longtemps le murmure que faisait, tout près, les voix des deux amants.
Marette achevait de dire à Kent ce qui s’était passé depuis leur première rencontre et depuis leur séparation. Il la taquina sur sa garde-robe si précipitamment abandonnée à Athabasca-Landing, mais il aperçut une expression de tristesse dans le regard de Marette.
— J’avais amené avec moi toute ma défroque mondaine de Montréal pour me montrer toujours telle que mon père Donald voulait que je fusse, le pauvre cher homme.
— Vous paraissiez au moins tenir aux petits souliers que vous aviez emportés dans votre petit paquet. Je vous les rapporte, Marette.
— Vraiment ! s’écria-t-elle. Ah oui, à ceux-là, je tenais parce que… parce que je les avais le jour où j’ai entendu parler de vous pour la première fois. Je veux les remettre, ce soir, Kent. Donnez-les-moi et sortons. Je veux vous montrer ma vallée, Jim… votre vallée, la vôtre et la mienne, à la clarté des étoiles. Pas demain, Jim, mais dès ce soir, maintenant.
Quelques minutes après, ils marchaient sous le ciel criblé d’étoiles. Le vent soufflait doucement, frais de la fraîcheur des cimes, et odorant du parfum des prairies et des fleurs. La couronne de neige qui surmontait le pic géant produisait l’effet d’une lumière éloignée.
— Je l’ai surnommé « le Gardien », dit Kent à Marette en lui désignant la haute montagne.
— C’est bien vrai ; c’est notre gardien : C’est lui qui vous a guidé, n’est-ce pas, pour me trouver ici, et c’est lui qui m’a toujours entretenue dans l’espérance de vous revoir.
A une courbe de la route, elle fit asseoir Kent près d’elle sur une roche plate.
— Depuis mon enfance, j’ai aimé à venir m’asseoir ici, et j’ai joué à la même place, grandi en l’aimant, Jim ; et j’ai toujours cru, jour et nuit, qu’il regardait là-bas, vers l’Est, épiant quelque chose qui venait vers moi. Je comprends maintenant : c’était vous.
Et serrant entre ses doigts, comme autrefois à l’heure du danger, les pouces de Kent, elle ajouta d’une voix grave :
— C’était surtout « le Gardien » qui m’appelait et m’attirait vers la maison, lorsque j’étais là-bas, dans la grande ville. Oh ! je me sentais si seule sans lui, dans mes rêves, je le voyais, guettant, guettant sans cesse et parfois m’appelant. Jim, voyez-vous cette bosse sur son épaule gauche, comme une grande épaulette ?
— Oui, je l’aperçois, dit Kent.
— De l’autre côté, en ligne droite, en partant du point où nous sommes, à des centaines de milles d’ici, se trouvent la ville de Dawson, le Yukon, le Grand Pays de l’Or, des hommes et des femmes, et la civilisation. Père Malcolm et père Donald n’ont jamais trouvé qu’une piste de ce côté de la montagne. Je l’ai parcourue trois fois pour aller à Dawson. Mais « le Gardien » tourne le dos à ces choses. J’imagine parfois qu’il a bâti lui-même ces grands remparts. Quelques hommes ont pu les franchir. Il est jaloux, il veut que je sois seule ici, avec vous et avec mes parents.
Kent la tint un moment dans ses bras.
— Lorsque vous serez plus forte, dit-il avec émotion, nous irons ensemble par ce chemin caché, de l’autre côté du « Gardien », vers Dawson ; car là, sûrement, nous trouverons un pasteur ou un missionnaire.
— Le père de maman Anne est missionnaire, répondit Marette. Il vient avec sa femme passer quelques jours auprès de nous chaque année.
L’allusion que venait de faire Kent était bien claire, la réponse de Marette toute évasive. Il ne s’en étonna point, car il y vit une marque de charmante pudeur.
Et tout de suite Marette voulut reprendre le chemin de la maison. A mesure qu’ils en approchaient, elle pressait le pas. Soudain elle le laissa seul pour se mettre à courir. Il ne sut que penser, mais elle revint bientôt toute haletante et se jeta dans ses bras pour lui dire tout près de l’oreille :
— Je viens de leur demander, Jim. Il sera ici dans un mois. Ce sera le premier août, Jim, mon amour, le premier jour d’août.
FIN
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