La Vallée du Silence
CHAPITRE III
UN MYSTÈRE
Bien que voulant rester maître de lui, Kent éprouva, au départ d’O’Connor, une oppression étouffante.
A l’horizon, un orage s’amoncelait. La lointaine houle des forêts changeait de tons et de couleurs. L’allégresse des montagnes et des collines avait disparu. La nuance des sapins, des cèdres et des balsamiers se transforma en un noir opaque. Les reflets d’or et d’argent des bouleaux et des peupliers se muaient en un gris lugubre et uniforme, presque invisible. Une tristesse sombre et pénétrante s’étendait comme un voile sur le fleuve qui, un instant auparavant, avait projeté la gloire du soleil sur la face bronzée des hommes de la brigade. Un long roulement de tonnerre se rapprochait.
Pour la première fois depuis l’émotion causée par son aveu. Kent sentit peser sur lui une épouvantable mélancolie. Il n’avait cependant point peur de la mort à cette heure ; mais un peu de sa belle philosophie s’était évanoui. Après tout, c’est une triste chose que de mourir seul. Son oppression devenait de plus en plus aiguë ; et il lui était pénible de penser qu’il pouvait rendre l’âme pendant que le soleil ne brillait pas.
Il voulait revoir O’Connor ou appeler Cardigan. Il eût accueilli avec joie le Père Layonne. Mais, plus que toute chose, il eût désiré dans sa détresse une présence féminine, la présence d’une frêle créature dont le contact de la main contient la puissance de toute l’humanité.
Il lutta en se rappelant que le Dr Cardigan lui avait prédit certains moments de dépression profonde. Il essaya donc de se défendre contre cette sensation, refusant de se servir de la sonnette placée à portée de sa main.
Son cigare s’était éteint : il le ralluma et fit un effort pour reporter sa pensée vers O’Connor, vers la mystérieuse jeune fille et vers Kedsty. Il essaya aussi de se représenter Mac Trigger, l’homme qu’il avait sauvé du bourreau, attendant Kedsty dans le bureau de la caserne. Il imagina la jeune fille avec ses cheveux noirs et ses yeux bleus… — et l’orage éclata.
La pluie tombait en déluge. Cardigan entra brusquement et ferma la fenêtre. Il resta une demi-heure auprès de Kent ; puis il se fit remplacer par un de ses aides, le jeune Mercer, qui vint voir le blessé plusieurs fois. Le ciel commençait à s’éclaircir, assez tard vers le soir, lorsque le Père Layonne apporta des papiers correctement rédigés pour les faire signer par Kent. Il demeura avec celui-ci jusqu’au coucher du soleil, au moment où Mercer apporta le dîner.
A partir de ce moment jusqu’à dix heures, le Dr Cardigan témoigna une grande vigilance qui frappa le blessé. Quatre fois il l’ausculta au stéthoscope.
— Ce n’est pas pire, Kent. Je crois que cela n’arrivera pas cette nuit.
Kent prit ces paroles pour un mensonge professionnel, car il remarqua qu’une inquiétude persistait dans les manières de Cardigan.
Il n’avait pas envie de dormir. La lumière baissée, la fenêtre de nouveau ouverte, jamais l’air ne lui avait paru aussi doux qu’à ce moment. Sa montre sonna onze heures quand il entendit la porte de Cardigan se fermer pour la dernière fois, et tout retomba dans le silence.
Il s’installa tout contre la fenêtre. Le mystère et l’attrait de l’heure nocturne avaient de tout temps exercé sur lui leur fascination. La nuit et lui étaient amis. Maintes fois il avait marché la main dans la main avec l’esprit de la Nuit qui pénétrait toujours plus avant dans son cœur pour prendre possession de son être. Il devinait ses bruits et les langages chuchotés de cet « autre côté de la vie » qui se lève silencieusement, comme dans la peur de vivre et de respirer longtemps après que le soleil est parti. La nuit était pour lui plus merveilleuse que le jour.
Cette nuit qui s’étendait devant sa fenêtre était magnifique. L’orage avait lavé l’atmosphère. Il lui semblait que les étoiles étaient descendues plus près de ses chères forêts. La lune se leva tard, telle une splendide reine arrivant sur une scène bien préparée.
Kent n’était plus oppressé ni inquiet. L’air de la nuit pénétrait dans ses poumons de plus en plus profondément, et une nouvelle force semblait renaître en lui. Ses yeux et ses oreilles étaient largement attentifs. La colonie dormait ; mais çà et là quelques lumières tremblotaient au bord du fleuve et, par instants, un bruit familier lui arrivait : le tintement d’une chaîne de bateau, l’aboiement d’un chien, le chant d’un coq.
Un couple de hiboux en amour gloussa un très long moment, d’une façon étrange, mais douce. Il vint jouer d’un vol silencieux devant la fenêtre. Puis, soudain, un des oiseaux fit entendre un claquement de bec comme pour donner l’alarme à l’approche d’un ennemi. Kent crut percevoir un bruit de pas qui devint bientôt distinct ; quelqu’un approchait en longeant le bâtiment. En se penchant, Kent aperçut O’Connor, face à face.
— Maudits soient mes pieds lourds ! grommela le sergent. Tu dormais, Kent ?
— J’étais aussi éveillé que les hiboux, assura Kent.
O’Connor s’approcha de la fenêtre.
— J’ai vu ta lumière et j’ai pensé que tu étais éveillé, dit-il. Je voulais m’assurer que Cardigan n’était pas avec toi. Il ne faut pas qu’il sache que je suis ici. Si cela ne te fait rien, veux-tu éteindre la lumière ? Kedsty a l’œil ouvert comme les hiboux, lui aussi.
Kent étendit le bras vers la lampe ; et la chambre ne se trouva plus éclairée que par la lune et les étoiles. L’ombre géante se projetait dans la pièce.
— C’est un crime de venir te voir en ce moment, Kent, dit-il à voix basse. Mais je le devais : c’est ma dernière chance. Quelque chose va mal. Kedsty cherche à m’écarter… parce que je me trouvais avec lui au moment où il rencontra la jeune fille sous les peupliers. Cette idée le gêne. Il m’envoie en service spécial au Fort-Simpson. C’est toute une année de voyage. Nous devons partir à l’aube sur le bateau à moteur pour rattraper Rossand. Aussi j’ai tenu à te voir tout de suite ; et je n’ai pas hésité, quand j’ai vu la lumière de ta chambre.
— Je suis heureux que tu sois venu, dit Kent avec chaleur. Bon Dieu, comme je voudrais aller avec toi, mon vieux copain, si ce n’était cette chose prête à éclater dans ma poitrine.
— Je ne partirai pas, interrompit O’Connor toujours à voix basse. Si tu étais sur pied, Kent, ça irait tout autrement. Kedsty n’est plus le même ; il est nerveux. Je me trompe peut-être, mais je crois qu’il est constamment en train d’espionner quelqu’un. Il a peur de moi pour la raison que je viens de te dire. Ce voyage au Fort-Simpson n’a d’autre prétexte que de m’éloigner pendant un certain temps. Le vieux bougre a essayé de me dorer la pilule en me promettant un emploi d’inspecteur dans l’année.
O’Connor se tut pour écouter autour de lui ; aucun bruit inquiétant ne se fit entendre.
— Jusqu’au moment où éclata l’orage, j’ai cherché à retrouver Mac Trigger : je crois qu’il a dû disparaître dans les bois. La jeune fille m’intriguait. J’ai questionné toutes les femmes du débarcadère, j’ai eu recours au vieux trappeur Mooie. Pas de traces. On ne l’a vue nulle part. Alors une idée renversante m’est venue. Je crois avoir deviné.
O’Connor aperçut dans les yeux de son ami l’éveil de l’intérêt, cette passion de chasseur d’hommes qui les avait animés jadis si souvent et si intensément.
— Kedsty est un célibataire, reprit-il, un vieux garçon qui se préoccupe fort peu des femmes ; mais il aime la vie de famille. Il s’est construit un bungalow un peu à l’écart. Son cuisinier et son domestique chinois sont absents, le bungalow est fermé ou supposé tel. Tu as certainement compris, Jimmy, tu ne serais pas la plus fine mouche de la Division N. Elle est cachée chez Kedsty.
— Pourquoi cachée ? demanda Kent. Elle n’a pas commis de crime ?
O’Connor bourra lentement sa pipe. A la lueur de l’allumette qu’il tenait dans le creux de ses mains, ses traits durs parurent témoigner une certaine incertitude.
— Écoute-moi bien, reprit-il. Je suis retourné aux peupliers après t’avoir quitté. J’ai retrouvé la trace de ses pieds, des pieds d’enfant ; l’empreinte était très nette par endroits, car elle porte des talons hauts comme les talons des Françaises. De la place où elle nous a rencontrés, j’ai suivi sa piste jusqu’à la lisière du bois de sapins. Mais impossible de rejoindre le bungalow de Kedsty sans être vue par ce chemin ! Et comment s’y serait-elle rendue avec des souliers comme la moitié de ma main et des talons hauts de deux pouces ? Je me suis demandé pourquoi elle ne portait pas de chaussures de campagne ou des mocassins.
— Parce qu’elle vient du Sud et non du Nord, d’Edmonton peut-être, suggéra Kent.
— Évidemment, Kedsty ne s’attendait pas à la voir tout à coup ; et c’est ce qui m’égare. Mais il n’est pas douteux qu’en la voyant, il est devenu aussitôt un autre homme. S’il lui suffisait maintenant de lever le petit doigt pour te sauver, il ne le ferait pas, sois-en sûr. Il lui fallait un prétexte pour libérer Mac Trigger. Tu le lui as fourni ; et il s’en est emparé sous la menace qu’elle lui a faite, d’un simple regard, mon cher. C’est donc qu’il s’était déjà passé quelque chose entre eux. Le constable Doyle m’affirme qu’il est resté enfermé dans son bureau avec Trigger plus d’une demi-heure. Toute cette affaire est extrêmement louche. Et cette mission au Fort-Simpson qui ne rime à rien !
Kent eut une crise de toux qui lui coupa la respiration et l’obligea à s’appuyer sur ses coussins, les traits crispés.
— Je te fatigue, mon pauvre Jimmy, dit O’Connor en prenant dans ses mains celles de son ami. Au revoir, mon vieux camarade. Je vais jeter un coup d’œil autour de chez Kedsty. Dans une demi-heure, tu me reverras, si tu ne dors pas.
— Je ne dormirai pas, répondit Kent d’une voix entrecoupée.
— Au revoir, Jimmy.
— Dans le cas où tu ne me reverrais plus, sache bien que je t’accompagnerai en pensée dans ton long voyage. Prends bien soin de toi, ami.
O’Connor s’éloigna sans rien répondre. Il n’alla pas du côté de Kedsty, mais il se traîna dans la direction du fleuve, la gorge serrée, croyant bien que Kent lui avait dit son dernier adieu.