La Vallée du Silence
CHAPITRE XXI
DE LA COUPE AUX LÈVRES
Les heures de l’après-midi furent pour eux comme un rêve.
Les rives boisées du fleuve devenaient plus imposantes dans le vaste silence et le calme des pays inhabités. Trois ou quatre fois seulement ils aperçurent des traces de vie humaine : une barque attachée à la racine d’un arbre, un campement d’Indiens, des cabanes de trappeurs, construites à l’entrée de petites clairières.
Ils atteignirent sans danger le passage où le fleuve roule, transformé en un grand rapide, sur un parcours de plusieurs milles. Là, l’usage des rames devenait inutile.
Assis côte à côte près de la barre, Kent et Marette devisèrent de leur passé. Elle voulait connaître les impressions qu’il avait éprouvées au cours de ses expéditions dans l’extrême-Nord. Il lui en conta quelques-unes, et lui dit son amour pour la solitude et la grande forêt. Il remonta aux jours lointains en sa mémoire pour lui retracer son enfance passée dans une ferme.
Elle l’écoutait et souriait discrètement. Elle aussi lui raconta sa vie d’écolière ; elle lui dit l’immense joie qu’elle ressentait à s’isoler au cour des forêts et son désir d’y vivre encore. Mais elle n’entra dans aucun détail de son existence familiale, elle ne lui parla ni de son père, ni de sa mère, ni de ses frères et sœurs. Cette omission ne semblait pas affectée, et Kent ne posa aucune question. Il savait que ces choses étaient parmi celles qu’elle lui apprendrait quand viendrait l’heure où tout danger serait écarté.
— Songez que j’ai été quatre ans absente de chez nous. Quatre ans, Jim ! Comme cela a été long !
— Et maintenant, nous allons chez vous, Marette.
En réponse, elle prit une main de Kent pour la presser un instant dans les siennes.
— Je crois que je serais morte, si j’avais été obligée de séjourner plus longtemps à Montréal, reprit-elle. Il n’y a qu’une chose que j’aimais.
— Quoi donc ?
— Les belles roses.
— Et les beaux souliers…
— Taquin ! Non, je les déteste.
— Alors, pourquoi en avez-vous une si ample collection ?
— On doit toujours être sur ses gardes avec vous. Vous poursuivez toujours votre enquête. Je me tairai donc, Monsieur.
Et cependant, emportée par le flot de ses souvenirs, elle ne tarda pas à reprendre ses confidences.
— Non, je ne puis me plaindre de l’accueil qu’on m’a fait à Montréal, à la villa Maria. On a été gentil avec moi ; je pense qu’on m’aimait. Mais chaque soir, je faisais une prière. Vous savez ce que les Trois Fleuves sont pour nous autres, gens du Nord. L’Athabasca est la Grand’Mère, l’Esclave est la Mère et le Mackenzie est la Fille. Au-dessus d’elles règne toujours la déesse Niska, l’Oie grise. Dans ma prière, je demandais de pouvoir retourner bientôt vers les Trois Fleuves. A Montréal, il y avait du monde, du monde partout, des milliers et des milliers d’indifférents. J’en étais malade, je me sentais terriblement seule. Je voulais m’en aller. Car il y a en moi du sang de l’Oie Grise, Jim. J’aime les forêts, et la déesse Niska ne vit pas à Montréal. Son soleil ne se lève pas là, et sa lune n’est plus la même. Les gens ont une façon tout autre de vous regarder là-bas, aux Trois Fleuves. Je les aimais tous.
Certes, Kent était attentif aux paroles de Marette, mais c’était surtout sa voix qui le ravissait, une voix d’une douceur mélodieuse où entrait quelque chose de mystérieux : du velours recouvrant de l’acier. Tandis qu’elle parlait de Niska, l’Oie Grise, la déesse des Trois Fleuves, il songeait qu’il y avait vraiment en elle l’esprit de cette déesse intrépide.
— Vous connaissez le grand pays du Soufre au delà du Fort-Simpson, à l’ouest, entre les deux Nahanis ? demanda-t-elle.
— Oui, c’est là que Kilbane et sa patrouille se perdirent. Les Indiens l’appellent aussi le Pays du Diable, n’est-ce pas ?
Elle fit un signe affirmatif.
— On prétend qu’aucun être vivant n’a jamais traversé le Pays du Soufre, dit-elle. Mais c’est faux : je l’ai traversé. Nous le traverserons ensemble, Kent. Je vous indiquais hier le chemin qui conduit à la Vallée du Silence. Ce chemin, nous le ferons tous les deux, Jim.
Ils se regardèrent, les yeux brillants.
Depuis un moment, le canot glissait sur une eau moins rapide.
Kent prit les rames. Il sentit grandir en lui le désir de voir arriver l’heure où ils quitteraient le fleuve pour entrer sous la forêt.
Il expliqua à Marette la raison pour laquelle ils ne pourraient continuer indéfiniment à naviguer. Le fleuve était la grande artère par laquelle se faisait tout le commerce du Nord : il était constamment surveillé par la police. Donc, sur le fleuve, ils risquaient d’être tôt ou tard découverts. Dans la forêt, au contraire, ils trouveraient mille et mille sentiers non battus.
— Pourquoi ne suivrions-nous pas un de ces sentiers tout de suite, Kent ? Nous sommes maintenant bien éloignés d’Athabasca-Landing.
Sans doute, mais au delà des Chutes de la Mort, nous pénétrerons dans une région où nous serons définitivement hors d’atteinte.
— Et si nous étions aperçus auparavant par le canot-automobile ?
— Nous aurions toujours le temps de nous jeter sur la rive, et ils auraient plus de peine à nous débusquer qu’à trouver une aiguille dans une meule de foin. Mais cela nous obligerait à faire un long détour. Dans tous les cas, il faut nous tenir prêts.
Avec un bel entrain, ils refirent leurs paquets dans l’intérieur de la cabine.
— Vous ressemblez à un grand ours dans sa grotte, disait Marette à Kent qui buttait à chaque instant contre le buffet, le poêle, la couchette ou la chaise-longue.
— Dites plutôt que j’ai l’air d’un éléphant dans une cage d’oiseau, ma jolie petite Oie-Grise.
Cependant, lorsque Kent reprit les rames, sa physionomie devint sérieuse. Il commençait à s’inquiéter du temps et de la distance, et il tâchait de reconnaître le long des rives certains points de repère.
— Vers cinq heures au plus tard, dit-il, nous serons tout près de la Chute. Le mauvais passage durera dix minutes, et après nous n’aurons plus à craindre le bras de la Loi.
Marette lui apprit qu’elle avait une fois déjà traversé la Chute, mais voilà bien longtemps de cela. Elle avait été effrayée. Elle se souvenait d’un certain rocher comme d’un monstre qui aurait attiré ses victimes tout en rugissant.
— Oui, je me rappelle un grand rocher en forme de couteau en haut de la Chute, une sorte de dent, une dent de dragon qui divise le courant en deux.
— C’est bien cela, Marette. Il s’agit de prendre le passage de gauche. C’est le salut. Il s’y fait un rugissement formidable, un fracas horrible : mais c’est l’aboiement d’un chien inoffensif. En somme, les accidents sont très rares. Lorsqu’il est impossible de gouverner l’embarcation, qu’on vient frapper la Dent du Dragon, ou s’engage dans le couloir de droite, alors seulement il y a de la casse.
Marette eut un petit rire.
— Vous voulez dire, Jim, qu’à part un de ces trois petits ennuis, nous avons chance de passer sains et saufs la terrible chute ?
— C’est certain, Marette. Aucune de ces trois choses ne risque de nous arriver, car nous avons un solide petit canot ; nous n’irons pas frapper le rocher, et nous prendrons le côté gauche si doucement que vous ne vous en apercevrez même pas. Je l’ai traversé cent fois.
Vers quatre heures l’eau du fleuve changea d’aspect. Kent sourit de bonheur en voyant les rives se rapprocher. Ils n’étaient plus très loin de la Chute.
Par moment le fleuve se transformait encore tout entier en rapide. Kent en profitait pour lâcher les rames et se reposer. Mais au moindre ralentissement, il ramait encore. Marette l’aidait. Il ne se lassait pas de voir son corps mince et splendide se courber sur l’aviron. Elle souriait. Le vent et le soleil se jouaient dans ses cheveux. Ses lèvres étaient rouges, ses joues enflammées, et ses yeux ressemblaient à des violettes de rochers chauffées par le soleil.
Plus d’une fois, en contemplant la beauté de Marette, il s’était demandé s’il n’était pas en pleine illusion : et plus d’une fois, il s’arrêta de ramer, éclatant d’un rire joyeux sans motif apparent. Puis, remerciant Dieu, il souquait de plus belle.
Il était cinq heures moins le quart lorsqu’il regarda sa montre. Il écouta. Les oreilles de Marette saisirent un bruit confus qu’il ne pouvait lui-même encore entendre. Une immense buée flottait sur l’horizon. De là arrivait ce bruit, un bourdonnement qui s’accrut lentement, mais constamment. Kent le perçut enfin.
— Voilà les rapides ! Nous arrivons à la Chute ! s’écria-t-il, triomphant et d’une voix qui vibrait d’émotion. Nous les avons battus ! Nous sommes sauvés !
Il saisit Marette à pleins bras. Sa propre existence lui semblait une chose misérable, tout absorbée par la vie chaude et palpitante de l’être qu’il tenait pressé contre lui. Une tendresse et une douceur infinies dominaient sa passion, de sorte que, en prononçant le nom de Marette, il eut un soupir de reconnaissance.
— Nous sommes sauvés ! répéta-t-il. Entendez-vous, Marette, nous sommes sauvés !
Ils décrivirent une grande courbe et aperçurent à un mille devant eux l’écume blanche des rapides. Kent appuyait de tout son poids sur la barre pour maintenir le canot au milieu du fleuve. Un long moment ils ne parlèrent plus.
— Je ne vais pas tarder à connaître votre secret, chère petite, dit-il enfin.
Mais à peine avait-il prononcé ces mots qu’il vit Marette tressaillir. Elle ne le regardait pas, ayant les yeux fixés droit devant elle. Elle pâlissait.
— Écoutez !
Kent se tourna dans la direction du regard de Marette. A ce moment, à travers le murmure du fleuve, il perçut le put-put-put-put du bateau de la police d’Athabasca-Landing.
Ses lèvres laissèrent échapper un juron.
— Nous ne pouvons plus atteindre la Chute, dit-il d’une voix qui parut irréelle à Marette. Abordons le plus vite possible en profitant du courant.
Cette décision prise, il employa toutes ses forces à la réaliser. Il savait qu’il n’avait pas à perdre la centième partie d’une seconde. Le canot était maintenant entraîné par les rapides : il le dirigea vers la rive ouest. Marette comprit la valeur inestimable de quelques secondes en une telle circonstance. S’ils étaient pris par le grand tourbillon des rapides avant d’atteindre la rive, ils seraient obligés de courir à la Chute. Dans ce cas, le canot-automobile les rejoindrait à la sortie du couloir. Pied par pied, leur barque se dirigeait bien exactement vers l’ouest.
Le visage de Kent s’illumina. Il venait d’apercevoir une petite pointe de terrain boisé qui s’avançait dans l’eau comme un pouce. Il la montra à Marette. Au delà on pouvait distinguer les premières murailles de rochers noirs qui marquaient le commencement de la Chute.
— Nous y arriverons, dit-il entre ses dents serrées par les efforts qu’il faisait. Je ne vois pas où le canot-automobile pourrait accoster. Une fois à terre, ils ne nous rattraperont plus.
— Hardi ! Hardi ! criait Marette dont les joues étaient redevenues toutes rouges et dont les yeux brillaient.
— Quelle petite femme courageuse vous êtes ! lui dit-il dans son exaltation.
Le canot de la police n’aurait pas tardé à les accoster, mais la pointe boisée n’était plus qu’à quelques brasses. Tout à coup une détonation retentit. La résistance que Kent éprouvait en s’appuyant sur la terre céda brusquement et il faillit être projeté sur le plancher : le pivot du gouvernail menait d’être cassé net. La barque dépassa la pointe boisée et s’en alla à la dérive. Elle entra dans le tourbillon des rapides inférieurs. Kent, le regard fixé sur le boyau noir où la mort l’attendait, prit Marette dans ses bras.