La Vallée du Silence
CHAPITRE XX
KENT ET MAC TRIGGER
Cependant Kent pensa que la partie serait dure à gagner.
Il songea que ses camarades avaient dû être répartis en diverses équipes pour fouiller les environs, et il y aurait un certain branle-bas. On attendrait le retour de Kedsty pour armer le canot-automobile. On s’étonnerait de ne pas revoir aussitôt l’inspecteur, mais on interpréterait peut-être son absence comme un désir qu’on ne se mît pas tout de suite à la poursuite du fugitif afin de laisser à celui-ci plus de temps pour se mettre en lieu sûr. En effet, il n’était un secret pour personne que Kent avait menti en se déclarant coupable du meurtre de John Barkley ; on devait supposer que sa nouvelle situation avait ému l’inspecteur, son ami. Il était donc très vraisemblable d’admettre que Kedsty ne tenait pas à ce que l’on s’emparât de l’évadé. Mais une telle supposition ne durerait qu’un temps.
Vers midi on irait au bungalow de Kedsty pour l’informer que toutes les recherches étaient encore vaines. C’est alors qu’on apprendrait le crime, et le canot-automobile ne tarderait pas à entrer en jeu.
Kent calcula que vers le milieu de l’après-midi il aurait gagné une avance d’une trentaine de milles. Pourrait-il, avant la nuit, traverser la Chute de la Mort ? A quelques milles seulement après la chute se trouvait une contrée marécageuse où il serait facile de dissimuler l’embarcation. Il se dirigerait alors vers le nord-ouest, à travers la brousse. Encore un autre coucher de soleil et il serait en sûreté.
Voilà ce qu’il escomptait. Toutefois s’il fallait lutter, il serait prêt à se défendre. Mais, surtout à cause de Marette, il devait éviter d’être rejoint. Il s’agissait donc d’arriver à la chute avant le crépuscule.
Le canot avait embarqué une certaine quantité d’eau de pluie. Kent s’empressa d’écoper. Ce travail l’ayant mis en moiteur, pour ne point se refroidir, il prit les rames. Une douzaine de bons coups bien appuyés lui faisaient obtenir une vitesse telle qu’il lui devenait pour quelque temps difficile de frapper utilement l’eau fuyante. Il attendait un moment égal à celui durant lequel il venait de ramer. Cela lui permettait de bien reprendre haleine, et il se reprenait à manœuvrer comme s’il eût aperçu le canot de la Division.
Grâce à ces intervalles de repos, il put résister longtemps à la fatigue. Il gagna ainsi une nouvelle avance de plusieurs milles.
Il avait toujours dit : « Vous pouvez entendre battre le cœur du fleuve, si vous savez l’écouter. » Il l’entendait à présent. Le fleuve qui l’avait consolé dans ses moments d’ennui, devenait son allié à cette heure même. Le parfum des cèdres et des balsaniers, plus dense après la pluie, et qui se volatilisait sous les premiers rayons du soleil, entrait dans le courant d’air du fleuve. Kent le respirait à pleins poumons.
Non, le canot de la Division ne pourrait les rejoindre. Kedsty, O’Connor et lui-même partis, qui resterait-il comme fin limier ? Personne. Les mouvements de Kent étaient devenus automatiques. Sous l’effet de l’épuisement, il cessa de penser d’une façon cohérente. Son intelligence était momentanément évanouie. Longtemps encore il resta dans cet état, voulant employer ses forces jusqu’à leur extrême limite afin de gagner encore quelques milles. Ainsi il ne put parvenir à reconnaître une odeur qui se mêlait depuis un moment au parfum des cèdres. Elle lui paraissait pourtant comme un arome de vie.
Dressant la tête, il aperçut sur le toit de la cabine une fumée qui se déroulait en dentelle grise pour se perdre au loin, très loin dans la brume du fleuve. Elle ne lui était arrivée que par bouffées subtiles : c’était l’arome de vie qu’il sentait.
Marette ne dormait donc plus. Elle avait rallumé le feu. Il frappa deux petits coups à la porte de la cabine.
— Oh ! trop tôt… Enfin, entrez, lui fut-il répondu.
Une autre odeur le surprit agréablement en entrant, celle du lard et du café. Il avait cru Marette en train de se chausser ou occupée à sa toilette matinale ; au lieu de cela, elle préparait le déjeuner !
Ce n’est pas une tâche extraordinaire, ni un exploit remarquable que de frire du lard et faire du café, mais Kent en fut transporté au septième ciel.
Ces deux choses — café et lard — l’avaient toujours réjoui. Là où il avait vu du lard et du café, il avait vu aussi des enfants qui riaient, des femmes qui chantaient, des hommes heureux, des gestes avenants.
« Quand vous sentez le café et le lard aux abords d’une cabane, avait coutume de dire O’Connor, frappez à la porte, c’est le bon moment, on vous accueillera cordialement. »
Mais Kent ne songeait pas, en cet instant, aux paroles de son ami, il ne pensait qu’à ce fait : Marette lui préparait son déjeuner.
Il l’aperçut à genoux devant la porte du poêle, rôtissant du pain sur deux fourchettes. Ses joues étaient rouges. Elle n’avait pas pris le temps de se coiffer ; ses cheveux, tressés en une natte épaisse, lui tombaient sur le dos. Elle poussa une petite exclamation de dépit.
— Quelle idée de venir en ce moment ! Je voulais vous faire une surprise.
— Vous avez réussi, mais je crois que vous ne refuserez pas mon aide.
Il s’agenouilla à côté d’elle, et, en se penchant pour prendre les fourchettes, il posa ses lèvres sur les cheveux de Marette dont les joues devinrent plus rouges.
Ils s’approchèrent du petit meuble qui leur servait de table et ils s’assirent, elle sur le rebord la chaise-longue, lui sur le tabouret.
Quelle joie pour Kent de voir Marette lui verser son café ! Elle mit aussi dans la tasse du lait condensé et du sucre. Il n’en faisait point usage dans le café, mais il ne l’en avertit point, tant il était heureux.
Dès qu’ils eurent fini de déjeuner, Marette voulut sortir.
Immobile et silencieuse, elle regarda le monde merveilleux qui les entourait. La forêt se dressait le long des rives comme une armée protégeant le monde contre les atteintes de la civilisation. Elle songea que chaque minute la rapprochait du Grand Nord où elle vivrait avec lui.
— Je suis heureuse… heureuse, murmura-t-elle. Oh ! Jim, comme je suis heureuse !
Elle vint sans hésitation dans ses bras, ses mains caressèrent le visage de Kent. Elle appuya sa tête sur son épaule, regardant devant elle et respirant profondément l’air doux et parfumé par l’élixir des forêts.
Sur la rive, un grand élan qui les aperçut soudain sortit bruyamment de l’eau et, en quelques bonds, se précipita sous le couvert des arbres.
— Avez-vous vu, Jim ! s’écria Marette qui commençait à se sentir confuse d’être dans les bras de Kent. Asseyons-nous. Venez à côté de moi. Vous ne m’avez jamais dit la raison pour laquelle vous avez voulu sacrifier à Mac Trigger votre réputation de loyal policier… Vous le connaissiez donc bien ? A mon tour de vous interroger.
— J’avais contracté envers lui une dette, une assez forte dette, même.
— Y a-t-il longtemps ?
— Six ans environ. Je n’étais pas encore sergent, mais simple constable. On m’avait envoyé assez loin vers le Nord à la recherche de quelques Indiens qui distillaient des racines pour en extraire des boissons toxiques. Je fus terrassé par une terrible maladie : la mort rouge. Vous savez qu’on appelle ainsi la petite vérole. J’étais à trois cents milles de tout lieu habité. L’Indien qui m’accompagnait prit le large dès qu’il reconnut de quel mal j’étais atteint. J’eus juste le temps de dresser ma tente et je tombai sur le dos. De bien vilains jours que j’ai passés ainsi, Marette !
— Et c’est Mac Trigger qui vous a porté secours ?
— Oui, c’est lui. Point n’est besoin d’un grand courage pour se battre contre un homme armé quand vous possédez vous-même un bon fusil. Mais il faut de l’audace pour affronter la mort sous la forme de cette sale maladie. Je ne représentais rien pour Mac Trigger ; nous ne nous étions jamais rencontrés auparavant. Il resta sous ma tente jusqu’à ce qu’il m’eût tiré de ce mauvais pas.
— Est-ce qu’il n’est pas tombé malade lui-même ?
— Assez sérieusement.
— Et vous l’avez soigné à votre tour ?
— Évidemment. Je lui devais bien cela. Nous nous séparâmes ; il allait vers l’Ouest, je continuais ma route vers le Nord. Le hasard m’a enfin permis de lui rendre à mon tour un petit service.
— Je savais tout cela, dit Marette d’une voix recueillie.
— Pourquoi donc me le demander ? dit-il assez surpris.
— Pour vous entendre, parce que j’aime à vous entendre, répondit-elle avec un sourire énigmatique.
— Cela a-t-il un rapport avec votre secret ?
Elle mit un doigt sur ses lèvres. Pour ne pas céder à la tentation d’interroger encore Marette, il prit les rames, et, une demi-heure après, sentant un invincible besoin de repos, il alla s’allonger sur la couchette, tandis que Marette restait au gouvernail.