La Vallée du Silence
CHAPITRE XXII
LA CATASTROPHE
Kent sentait que les bras de Marette serraient son cou de plus en plus fort. Elle était devenue livide ; et il vit bien qu’elle n’avait pas besoin d’explication pour comprendre que la situation était des plus tragiques.
Cependant le regard de Marette demeurait volontaire et témoignait qu’elle n’avait pas perdu son sang-froid.
Kent inclina son visage vers celui de son amie jusqu’à sentir la douceur veloutée de ses joues. Elle lui tendit la bouche et ils s’embrassèrent. Il l’étreignit avec toute la violence de l’amour, et il ne désespéra pas de pouvoir la tirer de l’affreux danger.
Son cerveau travaillait fiévreusement. Il n’y avait peut-être pas une chance sur dix pour que leur embarcation, privée de gouvernail, pût passer sans se briser entre les noires murailles et les dents des rochers. Même s’ils réussissaient à franchir le passage dangereux, il était à supposer que la police les cueillerait à la sortie du défilé, à moins qu’un caprice imprévu du destin ne les jetât sur la rive.
Kent pensa aussi que si leur barque était poussée assez loin des rapides inférieurs, ils pourraient atteindre la rive à la nage. Il ferait usage de son fusil si cela devenait nécessaire. Il s’était aperçu que le canot-automobile n’était monté que par trois hommes. Il les abattrait, s’ils tentaient de le poursuivre. Il sentait naître dans son cœur une haine farouche contre la loi dont il avait été le défenseur. Ils filaient maintenant à travers les rapides bouillonnant à la vitesse d’un cheval de course lancé à bride abattue. La folle embarcation dansait sous leurs pieds. Des dents de rochers, toutes ruisselantes, semblaient guetter leur passage.
Marette, un bras autour du cou de Kent, regardait le danger bien en face. Ils pouvaient déjà apercevoir la Dent du Dragon, luisante et cruelle, qui les défiait. Dans cent vingt secondes, ils seraient écrasés contre le rocher ou ils l’auraient dépassé.
Kent, qui n’avait plus le temps de donner à Marette le moindre mot d’explication, se jeta sur son paquetage, tira son couteau de sa poche et trancha le bout de la corde qui renforçait les courroies. Immédiatement il passa cette corde autour de la taille de Marette et fit signe à la jeune fille de lui attacher le poignet avec l’extrémité de cette corde. En faisant le nœud elle eut un brave petit sourire pour lui montrer qu’elle n’avait pas peur et qu’elle s’en remettait entièrement à lui.
— Je sais nager, Jim, cria-t-elle ; si nous heurtons le rocher…
Mais Kent ne l’écoutait pas. Il se frappa la poitrine dans son dépit d’avoir oublié une chose essentielle. Et leurs souliers… Comment s’en débarrasser ?… D’un seul coup de bas en haut, il trancha les lacets de ses chaussures, et il en fit autant à celles de Marette. Lui et elle dégagèrent aussitôt leurs pieds. Il fut étonné de constater, dans ces minutes angoissantes, avec quelle rapidité Marette répondait aux idées qui le faisaient agir.
Mais plus rien à faire qu’à attendre. Elle serra de nouveau le cou de son ami dans une étreinte d’enfant.
Dix secondes plus tard la catastrophe se produisit.
La barque avait frappé contre la Dent du Dragon, en plein milieu.
Kent s’était préparé au choc, mais ses efforts pour se maintenir debout, avec Marette dans les bras, furent vains. Toutefois le bord du canot les empêcha d’aller s’écraser contre la paroi glissante du rocher.
Il se rendit compte que la charpente de l’embarcation s’était tout entière disloquée. Si le canot ne sombrait pas, c’était à cause de la puissante pression qui s’exerçait sous la coque ; cette même pression pouvait, d’une seconde à l’autre, le retourner et l’engloutir. Mais lentement il se mit à glisser contre les rochers.
Kent, serrant la corde qui le retenait toujours à Marette, regardait avec horreur ce qui se produisait. Le canot s’engageait dans le courant de droite. Dans celui-là, plus d’espoir… C’était la mort.
Il voyait Marette, toute ruisselante, et fut étonné du calme de son regard qui contrastait avec le tremblement de ses lèvres. La coque heurta à ce moment contre une aspérité de la Dent ; elle se souleva, et la petite cabine se tordit comme si elle eût été en carton. Une suprême énergie soutint l’âme de Kent. Non, il ne pouvait pas périr. C’était inconcevable. Luttant pour elle, pour cette chère créature qui lui souriait, même au moment où elle entrevoyait la mort, il saurait résister.
Le canot s’éloigna de la Dent du Dragon. Il n’était plus qu’une chose flottante, qui, sans secousses, disparaissait déjà presque entièrement sous l’eau. Et Kent se trouva au milieu des tourbillons écumants, retenant Marette.
Il s’agitait désespérément dans l’eau noire et l’écume blanche. Il lui semblait que l’air lui manquait depuis un temps infini.
— Eh bien ! Eh bien !… cria-t-il à Marette.
— Ça va, Jim, ça va…
Son habileté de nageur ne lui servait guère en ce moment. Il ressemblait à un copeau de bois en dérive. Tous ses efforts rendaient à interposer son corps entre celui de Marette et les rochers. Ce n’était pas l’eau qu’il redoutait, mais les rochers. Il y en avait des vingtaines, des centaines, comme les dents d’une puissante machine à broyer. Et cette broyeuse mesurait trois cents mètres de long. Il sentit un premier choc, puis un second. Au troisième, il poussa un cri de rage, car il n’était point parvenu cette fois à protéger Marette.
Dans un tourbillon d’écume, il aperçut la jeune fille, la tête penchée en arrière, la masse de ses cheveux flottant en tous sens. Elle lui fit de la main un signe d’encouragement. Insensible à ses propres blessures, il lutta encore : mais le vertige s’empara de son cerveau, tandis que la vigueur de ses bras décroissait.
Ils avaient déjà franchi la moitié du couloir, lorsqu’il frappa de la tête contre un rocher. La violence du coup lui arracha Marette qui put cependant s’agripper à la muraille de pierre. Il s’y cramponna lui-même.
A cinq pieds l’un de l’autre, ils se regardèrent, haletants. A demi hors de l’eau, Kent apparut à Marette couvert de blessures. Il souffrait surtout de son poignet que la corde, avant de se détacher, avait affreusement éraflé.
— Nous avons franchi le plus terrible, Marette, cria-t-il. Tenez-vous ferme. Dès que j’aurai repris le souffle, je passerai par-dessus le rocher pour vous prendre. Essayez de me lancer le bout de la corde. Non, attendez. Ne bougez pas, vous lâcheriez prise.
Il n’avait nullement l’intention de se reposer, car la position de Marette lui inspirait une terreur qu’il essayait de dissimuler.
Il remercia Dieu de lui avoir donné la pensée d’entourer son paquetage avec la corde. Par elle, Marette avait été retenue quelque peu au dernier moment. Il s’agissait maintenant pour Kent de ressaisir le bout de cette corde.
Il commença par se hisser, pouce par pouce, sur le rocher qui était glissant comme de l’huile. Mais il retomba dans l’eau, et, par miracle, il put se retenir de nouveau au roc.
Le contre-courant dirigeait vers lui les longs cheveux de Marette. Pourrait-il les atteindre ? N’était-il pas préférable de se lancer dans l’eau pour saisir Marette au passage ? Mais il fut convaincu que cette tentative serait fatale.
Soudain retentit un cri de Marette qui venait de lâcher prise. Son corps roula dans l’écume et s’enfonça.
Kent plongea pour essayer de la rattraper. L’eau l’entraînait. Très difficilement il parvint à remonter à la surface ; et ce fut pour voir à vingt pieds devant lui — peut-être à trente — un bras de Marette, puis sa tête qui disparut aussitôt derrière un rideau d’écume.
Il se jeta à sa poursuite. Plus nombreux et plus terribles encore, les rochers du bas-fond se hérissaient sur son passage, semblables à des êtres vivants, à des démons avides de torturer et de détruire. Ils le frappaient et rugissaient avec un bruit de Niagara.
Kent sentait son cerveau s’alourdir, de sorte qu’il ne s’aperçut pas du moment où il cessa de lutter. Il s’était évanoui.