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La Vallée du Silence

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CHAPITRE II
L’AMI O’CONNOR

Au dehors, c’était le printemps, le printemps magnifique de la terre du Nord. Kent le buvait à pleines gorgées, malgré l’étreinte de la mort prochaine. Penché à la fenêtre, ses yeux parcouraient les vastes espaces de ce monde qui avait été le sien.

Il se rappela qu’il avait lui-même choisi ce monticule dominant à la fois la colonie et le fleuve, comme le site rêvé pour y établir le bâtiment que le docteur Cardigan appelait son hôpital. C’était une construction grossière, dépourvue d’ornements et non peinte ; elle sentait délicieusement l’arome des sapins au cœur desquels avait été taillée sa charpente non rabotée. Les exhalaisons qui s’en dégageaient portaient en elles l’espoir et l’allégresse. Ses murs, argentés par endroits, dorés ou brunis par le goudron et tachetés de nœuds, parlaient joyeusement d’une vie tenace. Les pics-verts venaient les marteler comme s’ils étaient toujours une partie de la forêt ; et les écureuils rouges jouaient sur le toit et s’enfuyaient avec un léger bruit de pattes.

— Il faut être un pauvre spécimen d’homme pour se laisser mourir ici malgré ce spectacle réconfortant, avait dit Kent l’année dernière lorsqu’il choisit ce site avec Cardigan. Si on meurt en contemplant cela, c’est tout simplement qu’on doit mourir, n’est-ce pas, docteur ?

Et maintenant, c’était lui, ce pauvre spécimen regardant dehors la gloire du monde.

Son regard embrassait tout le sud, ainsi qu’une partie de l’est et de l’ouest. Dans toute cette direction, la forêt s’étendait à perte de vue comme une mer multicolore, aux vagues inégales, se levant, et s’abaissant jusqu’à ce que le ciel bleu descendît pour la rencontrer.

Plus d’une fois il souffrit dans son cœur à la pensée des deux minces rubans d’acier qui, depuis Edmonton, rampaient pied par pied, mille par mille. C’était comme une profanation, un crime contre la nature, le meurtre de sa solitude bien-aimée. Cette solitude avait conquis son âme ; elle lui représentait non seulement un monde de sapins, de cèdres, de peupliers et de bouleaux, un vaste monde de fleuves, de lacs et de marais, mais aussi une sorte de divinité secrète. Elle le prenait comme aucune religion n’aurait pu le prendre, et, toujours plus profondément, elle l’avait attiré dans son sein, lui livrant ses secrets et ses mystères, lui ouvrant, page par page, le plus grand des livres. Et en ce moment même, il en éprouvait une joie étrange, bien que se sachant perdu.

Ses yeux tombèrent alors plus près de l’établissement installé le long du fleuve étincelant. Il pouvait entendre le bourdonnement monotone de la scierie qui tournait paresseusement dans le lointain. A peu de distance, le pavillon de l’Empire britannique flottait sur un bateau de la Compagnie de la Baie d’Hudson, qui faisait le commerce avec le Nord depuis plus de cent ans. Kent aperçut d’autres bateaux dont il avait surveillé le chargement et qui s’éloignaient nonchalamment du rivage à la dérive, laissant un long sillage briller au soleil, tandis que leurs équipages, ivres d’aventures, chantaient d’une voix ardente la Chanson du Voyageur.

Kent poussa un profond soupir en entendant vibrer ce chant, large, allègre, émouvant comme la forêt elle-même. Il aurait voulu se pencher à la fenêtre pour crier « au revoir » à ceux qui partaient ; car ces bateaux emportaient une brigade de ses compagnons. Il savait où ils allaient : ils se dirigeaient là-bas vers le Nord, au loin, à des milliers de milles, pour vivre plusieurs mois d’une vie libre et joyeuse sous les cieux ouverts.

Terrassé par le désir qui l’envahissait, Kent s’enfonça dans ses coussins ; et, la main devant les yeux, il eut la vision poignante de tout ce qu’il perdait. Demain il ne serait plus, et la brigade continuerait quand même à glisser sur les grands rapides de l’Athabasca ; elle combattrait la Chute de la Mort, affronterait vaillamment les rochers et les tourbillons de la Grande Cascade, les bassins agités de la Gueule-du-Diable ; elle irait vers l’extrémité de l’Athabasca, vers les deux Esclaves et dans le Mackenzie, jusqu’au dernier cap de l’Armement aux falaises émoussées…

Il laissa tomber sa main ; et, un pâle sourire aux lèvres, il regarda une fois de plus au dehors. Seize bateaux partaient, le plus grand commandé par le capitaine Pierre Rossand. Il voyait en pensée la large poitrine rouge de Pierre qui se gonflait en chantant, car Pierre devait retrouver sa femme à un prochain poste. Les bateaux étaient maintenant solidement pris par l’étreinte du fleuve : et il lui sembla qu’ils étaient des fugitifs se libérant des monstres d’acier envahisseurs. Inconsciemment, il étendit les bras et son âme leur cria « adieu ».

Il fut soulagé quand ils disparurent, tandis que s’évanouissait dans le lointain le chant des rameurs. De nouveau il écouta le bourdonnement paresseux de la scierie et il perçut au-dessus de sa tête la course veloutée d’un écureuil rouge aux petits cris insouciants. La Forêt le reprenait. Un rayon du soleil doré tomba sur sa couchette, accompagné d’une bouffée d’air chargé des parfums balsamiques du cèdre.

La porte s’ouvrit et Cardigan entra.

Ni le ton de sa voix, ni sa façon de saluer son « vieux » Kent n’avaient changé ; mais son visage dissimulait mal son inquiétude. Il posa sur la table la pipe et le tabac réclamés par son ami dont il s’approcha pour l’ausculter.

— Pire, hein ? demanda Kent.

Cardigan hocha la tête.

— Pas très bon pour vous de fumer. Enfin, si vous voulez…

— Ça va ; ça va bien. Merci, mon vieux, dit Kent en allongeant le bras pour atteindre la pipe et le tabac.

Il bourra sa pipe ; Cardigan lui donna du feu. Pour la première fois depuis deux semaines un nuage de fumée sortit de ses lèvres.

— Je viens d’apercevoir la brigade qui part vers le Nord.

La plupart des bateaux vont en effet vers le fleuve Mackenzie, répondit Cardigan. C’est un long voyage.

— C’est la plus belle route du Nord. Il y a trois ans, O’Connor et moi nous fîmes ce voyage sur l’embarcation de Follette. Vous rappelez-vous Follette… et Ladouceur ? Leur course à la nage à travers la Chute de la Mort ? C’est drôle.

Il s’interrompit pour écouter. Des pas bien connus approchaient.

— O’Connor, dit-il.

Cardigan alla ouvrir la porte et disparut aussitôt.

Le sergent O’Connor tenait dans ses grandes mains une boîte de cigares et un bouquet de « fleurs de feu » d’un rouge éclatant.

— Le Père Layonne me les a données pour toi comme je montais, expliqua-t-il en posant les fleurs sur la table. Et moi… eh bien… j’enfreins la consigne pour venir t’avouer quelque chose, Jimmy… Je ne t’ai jamais traité de menteur ; je viens te dire carrément que tu as menti tantôt.

Il serra la main de Kent avec l’ardeur d’une amitié que rien ne pouvait briser. Le visage de Kent se crispa non de douleur, mais de joie. Il avait craint de voir O’Connor, et de même Kedsty, se détourner de lui.

— J’ignore ce que les autres ont pu se figurer dans tes aveux, reprit le sergent-major, visiblement ému ; mais je n’ai pu passer un an et demi auprès de toi sans te connaître. Je sais que tu as menti. Quel est ton jeu, vieux camarade ?

— Ai-je besoin de revenir là-dessus ? répondit Kent en bougonnant.

O’Connor se mit à parcourir la salle de long en large, de son pas lourd. Ainsi faisait-il toujours au camp, lorsqu’il réfléchissait à un problème embarrassant.

— Tu n’as pas tué John Barkley, insista-t-il. Ni Kedsty, ni moi, n’y croyons. Cependant le plus drôle de l’affaire, c’est…

— Quoi donc ?

— … C’est que Kedsty a immédiatement fait relâcher Trigger. Il n’écoute ni les ordres de Hoyle, ni le règlement ; il agit tout de même. Voyons, Kent, franchement — j’attache à cette question la plus grande importance — as-tu tué Barkley ?

— Si tu doutes de la parole d’un moribond, tu témoignes bien peu de respect envers la mort, ce me semble.

— Ça c’est de la théorie, des conventions ; et ce n’est pas toujours humain. Allons, oui ou non, l’as-tu tué ?

— Oui.

O’Connor s’assit et fit sauter le couvercle de la boîte de cigares.

— Puis-je fumer avec toi ? demanda-t-il ; j’en ai vraiment besoin. Toutes ces choses m’ont mis la tête à l’envers. Est-ce que je t’ennuierais en t’interrogeant sur la jeune fille ?

— La jeune fille ? s’exclama Kent en se dressant sur son séant et fixant des yeux O’Connor.

Les yeux du sergent-major eurent une persistance inquiète.

— Je comprends… tu ne la connais pas, dit-il enfin en allumant son cigare. Moi non plus. Je ne l’avais jamais vue auparavant. C’est pourquoi l’attitude de l’inspecteur Kedsty m’étonne. Je te répète, tout cela est bizarre. Il ne t’a pas cru ce matin ; cependant il était tout bouleversé. Il m’a prié de l’accompagner jusque chez lui. Les veines de son cou étaient grosses comme le petit doigt. Il changea soudain d’idée et décida que nous irions au bureau. Nous étions sur la route qui traverse le bocage de peupliers quand la chose que je vais te dire arriva… Je ne suis pas un homme à bonnes fortunes ! et je serais un imbécile si j’essayais de te décrire cette jeune fille. Elle se tenait à un croisement de la route et se jeta sur moi comme si elle voulait me porter un coup. Elle arrêta Kedsty qui fit entendre un gémissement, un drôle de son, comme si quelqu’un l’avait frappé. Je la regardai ébahi comme un vrai idiot ; mais elle ne parut s’occuper de moi pas plus que si j’avais été un fantôme invisible. Elle dévisageait Kedsty bien en face, sans le quitter des yeux ; et elle s’en alla sans avoir prononcé un mot, remarque bien. En nous quittant, elle me frôla presque, mais elle ne détacha pas les yeux de Kedsty. Je me disais que nous étions deux sacrés imbéciles d’être restés là, paralysés, comme si nous n’avions jamais vu de belles filles de notre vie. J’allais faire cette remarque au vieux, quand…

O’Connor trancha le bout de son cigare d’un coup de dent et s’approcha de la chaise-longue.

— Je te jure, Kent, que Kedsty était aussi pâle que de la craie. Il continuait à regarder devant lui comme si la jeune fille était encore là ; et il poussa de nouveau une sorte de plainte comme si quelque chose l’étouffait. Il me dit alors : « Sergent, j’ai oublié quelque chose d’important ; je dois retourner auprès du docteur Cardigan. Je vous autorise à libérer immédiatement Mac Trigger. »

O’Connor s’arrêta pour découvrir sur les traits de Kent quelque signe d’incrédulité. Ne voyant rien, il demanda :

— C’est-il conforme au Code criminel, dis, Kent ?

— Pas tout à fait ; mais de la part de l’officier de la Division, cela fait loi.

— Je lui ai donc obéi. Si tu avais pu voir Mac Trigger quand je lui annonçai qu’il était libre et que je tirai les verrous de sa cellule ! Il en sortit en tâtonnant comme un aveugle. Il ne voulut pas aller ailleurs qu’au bureau de l’inspecteur. Il dit qu’il l’attendrait là.

— Et Kedsty ?

O’Connor se leva soudain et recommença à faire les cent pas à travers la pièce.

— Il a dû suivre la jeune personne, s’écria-t-il ; impossible qu’il ne l’ait pas fait. Il m’a menti au sujet de Cardigan. Rien de mystérieux dans tout cela s’il n’avait pas soixante ans, et elle moins de vingt. Quelle jolie fille ! Mais s’il a pâli ce n’est pas à cause de sa beauté : j’en donnerais ma tête à couper. Je t’affirme qu’il a vieilli de dix ans à l’instant même. Il y avait dans les yeux de cette fille quelque chose de plus terrible pour lui qu’un coup de fusil. Sous l’effet de ce regard, la première pensée de Kedsty fut pour Mac Trigger, pour celui que tu es en train de sauver de la pendaison. C’est étrange, Kent ; tout cela est étrange. Mais le plus mystérieux de tout, ce sont encore tes aveux.

— Oui, c’est drôle, approuva Kent. Comme une petite balle a tout changé ! Car sans cette balle, je te jure que je me serais tu ; un innocent aurait été pendu. Au point où nous en sommes, je m’explique l’agitation de Kedsty. Je fais partie de son service ; je souille l’honneur du plus beau service du monde ; il en est bouleversé, c’est assez naturel.

Il haussa les épaules en essayant de rire.

— Quant à la jeune fille, reprit-il, elle est peut-être arrivée ce matin par un des bateaux, et elle faisait une petite promenade pour se remettre. N’as-tu pas remarqué qu’avec un certain éclairage, une figure a parfois l’aspect d’un spectre sous les peupliers ?

— Oui, quand les arbres sont couverts de feuilles ; mais ils bourgeonnent en ce moment, Jimmy. Ce sont les yeux de la jeune fille qui firent une impression accablante sur Kedsty, car celui-ci me donna aussitôt l’ordre de libérer Mac Trigger et me mentit en me disant qu’il retournait auprès de Cardigan. Si tu avais pu voir les yeux de cette enfant ! Ils étaient bleus, du bleu des violettes, mais ils dardaient du feu. J’aurais pu imaginer cette flamme dans des yeux noirs ; mais dans des yeux bleus, cela fit tout simplement perdre contenance à Kedsty. Il y a une raison. Pourquoi pensa-t-il soudain à l’homme enfermé dans la cellule ?

— Puisque tu me mets hors de cause, mon cher, cette histoire commence à m’intéresser, dit Kent. Il y a peut-être des liens de parenté entre cette jeune blonde et…

— Elle n’est pas blonde… et je ne te laisse pas hors de cause, interrompit O’Connor. De ma vie je n’ai jamais rien vu d’aussi noir que ses cheveux. Ils étaient superbes. Si tu voyais cette petite seulement une fois, tu ne pourrais plus l’oublier.

— Cette petite, reprit O’Connor, n’a jamais été vue à Athabasca, ni aux environs, autrement tu en aurais sûrement entendu parler. Je suis sûr qu’elle est venue ici accomplir une mission lorsque Kedsty m’a donné l’ordre de relâcher Trigger.

— C’est bien possible, et probable même, dit Kent. J’ai toujours dit que tu es le meilleur limier de tout le détachement. Mais je ne vois pas ce que je viens faire dans cette histoire ?

O’Connor eut un sourire sarcastique.

— Tu ne le vois pas ! Eh bien, il se peut que je sois aveugle et idiot à la fois, et peut-être même un peu trop sous le coup de l’émotion. Mais il me semble que Kedsty s’est un peu trop pressé de faire ouvrir la cellule de Mac Trigger, oui, un peu trop pressé, à mon avis.

Kent, pour détourner l’entretien, demanda :

— As-tu assisté au départ de la flottille de Rossand ? Cela nous ramène à trois ans en arrière, mon pauvre vieux. Tiens, passe-moi donc la boîte de cigares, je veux en essayer un dans ma pipe.

O’Connor ne resta plus que quelques minutes avec son ami. Il s’efforçait de prendre un ton plaisant ; mais sa gaîté sonnait faux.

Tandis qu’il s’enfonçait dans le corridor, son pas n’avait jamais été aussi lourd.

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