La Vallée du Silence
CHAPITRE IX
LA FUITE INTERROMPUE
Ce matin-là, Kent avala son déjeuner avec un entrain qui eût étonné Cardigan et rendu Kedsty circonspect, s’ils l’avaient vu.
Tout en mangeant il ne cessait de répéter qu’il était très inquiet au sujet de Mooie, bien qu’il n’éprouvât aucune crainte ; mais c’était un moyen de mieux tenir Mercer.
— Quant à moi, disait-il, je suis en si mauvaise posture qu’il ne peut rien m’arriver de pire ; mais je ne voudrais point, par ma faute, compromettre un bon ami comme toi, Mercer.
Celui-ci se voyait déjà arrêté comme complice dans une affaire de meurtre ; et il en était tout bouleversé.
Kent insista encore. Ils avaient, l’un donné, l’autre reçu de l’argent ; cela pouvait les conduire loin, à moins que Mooie ne fermât la bouche. Si l’Indien savait quelque chose de louche dans la conduite de Kedsty, Mercer devrait s’en assurer comme d’un excellent atout pour leur défense au cas où l’inspecteur de police chercherait à les inquiéter. Si celui-ci ne s’était point montré la nuit où Mooie fut frappé, il avait depuis affirmé sa présence en multipliant ses tracasseries.
Mercer prit, pour la forme, la température de Kent qui suggéra d’inscrire sur le tableau un degré de plus.
— Mieux vaut leur laisser croire que je suis encore malade, assura-t-il. Ils seront moins portés à nous suspecter.
Du coup, Mercer ajouta encore quelques dixièmes au chiffre qu’il venait d’inscrire.
Ce fut une journée merveilleuse pour la santé de Kent. Il pouvait sentir ses forces renaître. Mais il ne bougea pas de son lit pendant tout le jour, par crainte de se trahir.
Cardigan lui rendit deux fois visite. La blessure avait bon aspect ; mais la fièvre de son malade le déconcertait. Il pouvait se produire, disait-il, une complication qui ne tarderait pas à mieux se manifester.
A dix heures du soir, Kent se remit à ses exercices d’entraînement. Il fut encore plus émerveillé que la nuit précédente de la rapidité avec laquelle revenaient ses forces. Plusieurs fois, les petits diables ardents qui s’agitaient dans son sang lui suggéraient de sauter par la fenêtre séance tenante.
Pendant trois nuits et trois jours consécutifs, il garda son secret et accrut ses forces. Le docteur Cardigan venait souvent le voir, tandis que le Père Layonne lui rendait régulièrement visite tous les après-midi. Mercer ne le quittait pas une minute.
Le troisième jour, deux événements survinrent qui produisirent chez Kent et chez Mercer une vive impression. Le docteur Cardigan, qui dut s’absenter quatre jours pour se rendre à cinquante milles de là, passa ses pouvoirs aux mains de Mercer ; et Mooie n’eut plus la moindre fièvre.
Le premier incident remplit Kent de joie. Cardigan parti, il n’y avait plus de danger immédiat qu’on découvrît sa supercherie. Mercer, de son côté, exulta de voir Mooie se rétablir. Il osa examiner les faits sous toutes leurs faces et laissa voir que la guérison de Mooie le délivrait de toute crainte. Son attitude fut telle que, plus d’une fois, Kent aurait chassé de la chambre l’impertinent à grands coups de pied.
Ayant pris la place du docteur Cardigan, l’aide-médecin commença en effet à se gonfler d’importance. Kent vit en cela un nouveau danger, et, pour y parer, il usa de la flatterie.
N’était-ce pas une honte, affirmait-il, que le docteur n’eût pas pris Mercer comme collaborateur en titre ? Il le méritait vraiment. Kent en toucherait sans tarder un mot au Père Layonne, dont les paroles étaient paroles d’Évangile et qui ferait campagne auprès des gens influents du pays.
Pendant deux jours, il s’amusa ainsi de Mercer comme un pêcheur rusé taquine le poisson.
Il demanda encore à son « jeune ami » de faire parler Mooie pour en découvrir plus long sur le compte de Kedsty. Mais les lèvres du vieil indien restaient à ce propos hermétiquement closes.
— Il s’est effrayé quand je lui ai appris qu’il avait, dans son délire, parlé de l’inspecteur, rapporta Mercer. Il a tout nié. Non, mon, non ! Il n’avait pas vu Kedsty ; il ne savait rien à ce sujet. Je ne puis rien tirer de lui, Kent.
Le jeune Mercer avait abandonné sa servilité obséquieuse. Il aidait Kent à fumer ses cigares avec une familiarité de gros fermier. Il l’appelait « Kent » tout court. Parlant de l’inspecteur, il disait « Kedsty », et du Père Layonne, « le petit prêcheur ».
Kent craignait qu’il n’eût la langue un peu trop longue. Plusieurs fois par jour, il l’entendait converser avec le factionnaire et le voyait descendre au Landing, en faisant tournoyer un petit jonc dont il n’aurait pas osé se servir auparavant. N’allait-il pas jusqu’à affecter de l’orgueil en face de Kent, à qui il donnait des conseils de l’air d’un supérieur ?
Le quatrième jour arriva un message annonçant que le docteur Cardigan ne pourrait revenir avant quarante-huit heures. Mercer donna à entendre que le docteur trouverait à son retour de grands changements. Sa stupide vanité l’aveugla au point de lui faire dire :
— Kedsty m’a pris en grande estime, Kent. C’est un bon vieux bougre quand on sait le prendre. Il m’a appelé cet après-midi ; et nous avons fumé un cigare ensemble. Quand je lui ai raconté que l’appétit et les forces commençaient à vous venir, il a pu se convaincre que j’étais plus habile que son Cardigan.
— Tu lui as dit que j’allais mieux ? s’exclama Kent dont les doigts se crispèrent de douleur tant il fit l’effort pour s’empêcher de sauter à la gorge du maudit imbécile.
— Oh ! mais je n’ai pas insisté. J’ai été très discret ; j’ai dit seulement « commençaient à revenir ». J’ai voulu tout simplement lui prouver que je savais soigner un malade. Il a paru du reste enchanté de moi ; il m’a tapé sur l’épaule et m’a serré la main avec une familiarité de camarade. C’est une fine lame. Il n’a besoin de personne pour voir ce que j’ai fait depuis le départ de Cardigan.
Ainsi, juste au moment où Kent se préparait à une action décisive, cet idiot vendait la mèche !
Kent se détourna pour ne pas trahir sa révolte, et peut-être aussi pour ne pas céder à la tentation de bondir sur le petit misérable.
Que Cardigan, pris de scrupules, fît à Kedsty un rapport véridique, il aurait une excuse honorable : sa conscience professionnelle. Mais Mercer, un crapaud enflé de vanité, un fieffé crétin qui vendrait son meilleur ami, un âne bâté…
Vraiment, Kent tremblait de colère. Sa raison reprit le dessus. Sa dernière chance dépendait uniquement de son sang-froid.
— Empoche ça, mon vieux, ainsi que mes félicitations, dit-il en glissant deux cigares dans la main de Mercer.
Ce serait donc ce soir même…
La lune ne devait apparaître au-dessus des forêts qu’après onze heures. Kent enjamberait la fenêtre à dix heures. Son plan était bien arrêté.
Il y avait toujours un certain nombre de bateaux près de chez Crossen. Il en choisirait un, et quand Mercer s’apercevrait de sa disparition, il aurait déjà parcouru quarante milles sur le chemin de la liberté. Il laisserait alors filer la barque à la dérive, ou il la cacherait, et il partirait à travers la campagne jusqu’à ce qu’on perdît ses traces.
De quelque manière que ce fût, il parviendrait bien à se procurer des armes et de la nourriture. Il était heureux de n’avoir pas donné à Mercer les cinquante dollars qui se trouvaient encore sous son oreiller.
Mercer, la mine toute déconfite, entra avec le souper.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? lui demanda Kent.
— Je suis… je suis bien contrarié. Je n’aurais pas cru que Kedsty prît la chose si au sérieux. J’ai des ordres pour que vous soyez prêts à déménager demain matin.
— Demain !
— Oui, demain matin, on vous conduira à la caserne.
Kent haussa les épaules.
— Il me tarde d’en finir, dit-il. Plus vite ils m’enverront là-bas, plus vite ils agiront. Cela ne me fait pas peur du tout. Je suis certain d’avoir gain de cause. J’ai quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent. Je te ferai porter une boîte de cigares, Mercer. Je te suis très reconnaissant de tes soins.
A peine Mercer s’était-il retiré, que Kent, le poing férocement serré et dirigé vers la porte, murmura entre ses dents :
— Ah ! comme je voudrais te tenir — seul — dans les bois, une petite minute !
Huit heures sonnèrent ; puis neuf. Deux fois il entendit des voix dans le corridor. Puisqu’on avait placé un factionnaire devant sa porte depuis trois jours, peut-être sa fenêtre était-elle aussi surveillée. Il devrait s’en méfier lorsqu’il longerait l’infirmerie.
Il crut entendre un lointain roulement de tonnerre ; et son cœur battit de joie. Jamais, comme cette nuit-là, il n’avait si vivement souhaité l’orage. Mais ce serait trop de chance. Le ciel demeurait serein. Les étoiles, à mesure qu’elles apparaissaient, lui semblèrent plus brillantes que jamais. Le bruit d’une chaîne de bateau lui arriva comme si le fleuve n’avait été qu’à cent mètres de distance. Dans une illusion de ses sens surexcités, il crut entendre même la voix clapotante du fleuve qui devait bientôt l’emporter vers la liberté.
Le fleuve ! Chacun de ses rêves, chacune de ses aspirations trouvait maintenant un écho dans ce simple mot.
Dans cette longue attente de neuf à dix heures, sa pensée ne cessa d’être occupée par l’image de Marette. Marette Radisson avait-elle vraiment descendu le fleuve ? Mooie l’avait vue partir. Mais n’est-ce pas une feinte ? Elle lui avait promis de revenir le voir. Elle ignorait sans doute que les événements s’étaient précipités. Il devait partir sans la revoir ; mais il saurait bien l’informer, dans quelques jours, de l’endroit où il se tiendrait caché.
Enfin le petit timbre de sa montre sonna dix heures.
Il se souleva d’un bond… Pendant un moment il retint sa respiration pour écouter. Dans le corridor, aucun bruit. Il se mit sur ses pieds. Ses vêtements étaient pendus assez loin du lit. Il alla les prendre à tâtons, avec tant de précaution que personne n’aurait pu l’entendre, même en écoutant par la fissure de la porte. Il s’habilla rapidement, puis alla vers la fenêtre, regarda au dehors et écouta encore.
Tout était calme. L’air qui lui caressait le visage était doux et frais, chargé du parfum des balsamiers lointains et des cèdres. Le monde, merveilleux dans le silence nocturne, l’attendait. Impossible de concevoir l’échec ou la mort là-bas ! Impossible que la Loi parvînt à le retenir ; alors que ce monde lui tendait des bras protecteurs et l’appelait !
Le moment d’agir était arrivé. Dix secondes après, ayant sauté par la fenêtre, Kent foulait le gazon. Il courut à un angle de la maison et se réfugia dans l’ombre. La rapidité de ses mouvements ne lui avait causé aucun malaise. Sentir la terre ferme sous ses pieds lui fit bondir le cœur d’allégresse. Sa blessure était donc bien guérie. Une joie sauvage l’envahit tout entier. Il était libre !
Il jeta les yeux dans la direction de la cabane de Crossen. Il devait s’y rendre tout droit, ouvertement, comme un homme chargé d’une mission qu’il n’a pas à dissimuler. S’il avait la chance que Crossen fût couché, dans un quart d’heure il naviguerait sur le fleuve.
Son sang circulait plus vite quand il fit ses premiers pas, à découvert, sous la lumière des étoiles. Encore cinquante mètres à franchir, et il aurait dépassé le bâtiment qui servait de bûcher à Cardigan. Ensuite personne ne pouvait plus le voir, des fenêtres de l’infirmerie. Il accéléra son allure. Vingt, trente, quarante pas ; et il s’arrêta net comme il s’était arrêté lorsque la balle du métis l’avait frappé. Une forme venait d’apparaître ; elle se précisa : c’était Mercer.
Mercer faisait le moulinet avec son jonc et se glissait furtivement comme un chat, lorsqu’à son tour il aperçut Kent. La canne lui échappa de la main.
— Pas un mot, Mercer, tu me jouerais une mauvaise plaisanterie. Je suis en train de faire un peu d’exercice en plein air, dit Kent d’une voix naturelle, mais de façon à ne point être entendu de l’infirmerie.
Soudain son sang se glaça. Mercer venait de pousser un cri d’appel. Ce n’était pas un cri humain, mais celui d’un démon. Le cou gonflé, les yeux dilatés par l’effort, la physionomie de Mercer lançant ce long cri strident, parut horrible à Kent.
Pris de fureur, Kent se précipita sur Mercer. Il le saisit à la gorge. Il oublia tout, dans le vertige de sa colère. Liberté, prison lui importaient peu dans ce moment même ; mais se venger de ce traître, l’écraser, anéantir cette vermine indigne de vivre à la surface de la terre.
Ses doigts s’enfoncèrent dans la chair flasque du hideux pantin qui s’affaissa en râlant. Kent se courba sur lui, le martela de coups de poing et en fit une loque. Le chemin était libre maintenant, mais Kent, ivre de vengeance, fou de rage, frappait toujours.