La Vallée du Silence
CHAPITRE XIV
CE QUE FEMME VEUT
Au ton moqueur de Marette, Kent sentit qu’il aurait pris une attitude ridicule en montrant trop d’hésitation. Marette Radisson l’avait fait évader ; ce n’était pas pour l’amener dans un traquenard.
Elle cessa aussitôt de plaisanter.
— Kedsty n’y est pas, dit-elle avec fermeté. Avant qu’il soit de retour, vous aurez compris que vous êtes ici en pleine sécurité. Entrons, nous sommes chez nous.
Il pensait qu’il eût été préférable de courir au fleuve. Se jeter dans une barque et fuir aussitôt, était véritablement la seule conduite à tenir. De peur de paraître méfiant il ne dit rien, mais il suivit Marette, la main sur la crosse de son revolver. Kedsty était à cette heure son pire ennemi, et sans doute aussi celui de Marette. « Ne veut-elle pas me demander de l’expédier ? » se dit-il. Cette idée lui inspira une telle répugnance qu’il ne put admettre que Marette l’eût conçue.
Après l’avoir invité à se secouer et lui avoir donné de gros mocassins afin qu’il ne laissât point de traces humides, elle lui prit la main pour le guider le long du sombre corridor. Ils montèrent un escalier à tâtons. Elle ouvrit une porte et ils furent éclairés par cette même lampe qu’il avait aperçue du dehors.
— C’est ma chambre, dit-elle, vous y êtes en sûreté.
L’air de cette pièce était embaumé par la douce senteur de fleurs et par un parfum indéfinissable.
— Serrez-moi les mains, s’il vous plaît, et dites-moi que vous êtes content. Vous paraissez tout abasourdi. Préféreriez-vous être encore dans votre cellule ?
— Je ne vous comprends toujours pas, Marette ? Où est Kedsty ?
— Il doit revenir bientôt.
— Et naturellement il sait que vous êtes ici ?
— Il y a un mois que j’y suis. Cela ne vous paraît pas très clair. Je vous ai bien dit que je vous mènerais de surprise en surprise. Tenez, vous m’amusez prodigieusement avec votre tête d’ours qui aurait fait un mauvais plongeon. Voyons, mon cher, est-ce que je vous parlerais ainsi si le moindre danger vous menaçait en ce moment ? Quant à Kedsty…
— Lorsqu’il apprendra ce qui s’est passé à la caserne, il entrera dans une colère folle. Que deviendrez-vous alors ? On ne va pas tarder à le prévenir. Peut-être sait-il déjà que je me suis enfui grâce à vous ?
— Et alors ? Et alors ? Continuez vos questions, elles me prouvent que vous me prenez pour une tête de linotte. Vous êtes inquiet ? Tant mieux. Vous m’amusez, vous dis-je. Il faut bien que je me paye moi-même de ma petite course, car vous ne m’avez pas dit « merci ». Je vous tends les mains, et vous me regardez sans bouger avec des yeux grands comme des assiettes. Non, vous êtes trop drôle avec vos cheveux collés aux tempes ! Je vais vous donner de quoi vous changer. Auparavant, vous ne voudriez pas encore un peu me faire rire ? J’en ai eu si peu l’occasion depuis un mois… C’est vous, le Kent qu’on m’a dit être si amateur de bonnes farces ?… Que faut-il donc pour vous dérider ?
Elle lui dit encore d’autres extravagances. Après la suite d’émotions violentes qu’elle venait de subir, son ton excité était visiblement commandé par un besoin de réaction. Ses yeux brillant de malice, l’animation de son teint, la vivacité de ses gestes, toute son ardeur juvénile rassurèrent Kent et lui communiquèrent bientôt une ardeur semblable.
— Je danserais avec vous si j’entendais les violons, mais c’est que je ne les entends pas encore. Si au moins vous me donniez la mesure. Vous bondissez comme une sylphide, Marette, et je ne me sens qu’un pauvre lourdaud de rescapé.
Il lui prit les mains qu’elle lui tendait de nouveau et les serra avec force.
— A la bonne heure, dit-elle. Vous devenez raisonnable. Je dois, moi aussi, devenir sérieuse. Écoutez-moi donc. Kedsty est allé cet après-midi à Vanloo. A son retour, cet homme ponctuel passera à la caserne pour voir si tout est en ordre. La petite agitation qu’il y trouvera lui fera froncer ses terribles sourcils et serrer les poings. Et s’il ne reste pas là-bas pour surveiller la manœuvre, il viendra ici pour me dire des choses désagréables. Il sait bien, lui, qu’il me trouvera ici. Pendant que nous causerons, vous vous tiendrez bien tranquillement dans l’endroit que je vais vous indiquer, sous ce toit, parfaitement… On nous préviendra de son arrivée. Ne vous inquiétez pas, on veille sur nous, tout est prévu. « Doigts-Sales » est un homme précieux. Il a été un certain moment désorienté lorsqu’il a su que Kedsty changeait la date de votre départ pour Edmonton. Mais mon idée ne lui a point paru trop mauvaise. Vous avouerez qu’il ne viendra à personne la pensée de vous chercher dans la demeure de l’inspecteur de police.
— Je crois qu’il est préférable de fuir cette nuit, Marette.
— Non, dans cinq jours. Tout sera prêt, nous n’aurons même plus besoin des gens de « Doigts-Sales ». Vous partirez en toute tranquillité.
— Et vous ?
— Moi, je resterai, dit-elle avec un brusque mouvement de tête.
Et elle ajouta d’un ton glacial :
— Je resterai, parce que je dois rester.
— Comment ! Vous vous exposeriez à sa colère !
— Je ne crois pas qu’il me fasse de mal. Non, je ne crois pas ; car il y passerait lui-même avant. Je regrette de l’avoir dit. Mais vous ne devez pas me questionner.
— Vous vous imaginez donc que je partirai seul ! Mais votre affaire est mon affaire. Gardez votre secret, soit. Mais je l’empêcherai bien de vous maltraiter. Jamais je ne partirai seul. Ah ! non, certes, jamais… Il est encore temps de fuir, Marette, c’est le plus sage. Fuyons. Si Kedsty vous a offensé, comme je crois comprendre, et si vous voulez m’en dire plus tard les raisons, je le retrouverai. Il payera ce qu’il vous doit, je m’en charge. Mais maintenant, prenons le fleuve, tout de suite. Allons, venez.
Elle le regarda, immobile. Ce n’était plus la vive moqueuse des minutes précédentes. Cependant un sourire glissa sur ses lèvres.
— Savez-vous, dit-elle, que d’après un vieux code sacré du Nord, vous m’appartenez ?
— Comment cela ?
— Vous alliez mourir, car il est probable qu’on vous aurait pendu. Je vous ai sauvé la vie. Par conséquent votre vie m’appartient, suivant ce code. Vous êtes mon esclave, Kent. Vous devez m’obéir.
— Je ne demande pas mieux. C’est par mon dévouement, Marette, que je compte vous prouver ma reconnaissance. Mais je vois où vous voulez en venir. Je ferai tout, sauf vous laisser ici.
— Vous devez m’obéir, dit-elle d’un ton grave.
Et pour montrer que son désir était chose réglée, qu’elle ne s’en préoccupait déjà plus, pour accentuer son attitude impérieuse par une marque de sans-gêne, par une intention de coquetterie pour mieux dominer l’homme qui se tenait devant elle, elle commença à dénouer ses cheveux, les bras repliés derrière sa nuque avec une belle impudeur.
Le capuchon de son imperméable ayant été plusieurs fois rejeté par le vent de la course, sa chevelure était toute inondée. Elle tomba sur son dos en masse humide et brillante. Elle envahit sa figure, son cou et ses bras. A la clarté de la lampe de petites gouttes d’eaux scintillaient comme des diamants et tombaient une à une.
— Eh bien, vous ne me répondez pas ?
— Nous partirons ensemble, Marette, quand vous voudrez, mais ensemble, dit-il avec une énergie brutale, car l’image avait agi sur ses sens ; et, dans sa pensée, il faisait ployer la taille de la jeune fille sous une étreinte de vainqueur.
— Oh ! Oh ! s’exclama-t-elle. C’est ce qui vous trompe. Je resterai.
Il vit passer dans les yeux de Marette un éclair de colère et à ce moment un choc violent retentit contre une des persiennes du rez-de-chaussée.
— C’est Mooie. Il m’avertit que Kedsty va arriver. Je n’aurai plus le temps de vous montrer votre cachette. Mais il ne montera pas dans ma chambre. Il ne s’y est jamais risqué. Je vais tout de suite à sa rencontre dans le corridor.
— Mais s’il soupçonnait ma présence ici ? S’il y venait ?
— Vous vous cacheriez derrière les rideaux de mon lit. Je descends, dit-elle en se dirigeant vers la porte. Quoi que vous entendiez, quoi qu’il arrive, je vous en supplie, ne vous montrez pas.
— S’il me découvrait derrière les rideaux ?
— Alors, répondit-elle sans hésiter, vous feriez ce que vous auriez à faire.