La Vallée du Silence
CHAPITRE XVI
L’INÉVITABLE
A l’extrémité du couloir, elle s’arrêta devant une porte basse qu’elle ouvrit. Kent aperçut un espace aménagé sous le toit incliné du bungalow.
— C’est une chambre de débarras, dit-elle. Il me semble que je l’ai rendue presque confortable. J’ai tendu un rideau épais devant la lucarne, afin que vous puissiez allumer votre lampe. Pour tout ce que vous trouverez là, vous devez en remercier votre bon gros M. « Doigts-Sales ». Ne tardez pas à quitter vos vêtements trempés. Prenez ceux-là, sur cette chaise. Allumez votre lampe. Je vais vous laisser.
Une douce émotion s’empara de Kent.
— Au fait, vous avez raison : je ne vous ai pas encore dit merci. Est-ce que vous m’autoriseriez à vous exprimer ma reconnaissance telle que je l’éprouve, ma Marette, mon petit dieu protecteur ?
Il s’approcha d’elle. Deux coups rapides furent frappés contre une persienne, sans doute par Mooie.
— Le voilà encore ! s’écria Marette en mettant ses mains sur la poitrine pour comprimer les battements de son cœur.
Kent dit avec colère :
— Si vous en avez le moindre désir, je descendrai, moi, à votre place. Ah ! certes oui, je descendrais bien volontiers. Voulez-vous ?
— Non, non, malheureux ! Ne vous montrez pas !
Elle disparut aussitôt en emportant la lumière.
En se courbant il pénétra dans la soupente. A la lueur d’une allumette, il aperçut une lampe posée sur une caisse. Mais attentif surtout à ce qui allait se produire en bas, dans le corridor, il laissa l’allumette s’éteindre.
Aucun éclat de voix lorsque Kedsty aborda Marette. La porte du corridor se ferma, puis celle d’une pièce du rez-de-chaussée, et un grand silence s’établit.
Kent se tint longtemps sur la porte, prêt à descendre, mais aucun bruit de discussion ne lui parvint. En tâtonnant, ses mains rencontrèrent une chaise. Il s’assit, et la tête dans ses mains, il essaya de découvrir la raison pour laquelle Marette persistait à vouloir demeurer chez son ennemi.
Il la revit au moment où elle avait dénoué sa chevelure, et cette vision fut bientôt seule à occuper sa pensée. Puis il se rappela un tableau qu’il avait vu jadis à Montréal, l’Esprit de la Solitude, peint par Conné, le peintre franco-canadien, ami de lord Strathcona, qui était allé chercher son inspiration au cœur même de la forêt.
L’Esprit de la Solitude ! Mais c’était le portrait de Marette ! Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ? Marette enveloppée de ses cheveux, les lèvres entr’ouvertes, les yeux brillants, la taille droite, toute frémissante d’énergie, c’était celle qui avait apparu à Conné, l’âme de la Forêt. Elle personnifiait le pays de Dieu, situé en aval des Trois-Fleuves, sa beauté, son soleil, le courage et la gloire de ce Nord splendide.
Il pouvait être sans crainte : une telle fille saurait résister aux perfidies de Kedsty. Il n’avait plus qu’à attendre.
Il se décida alors à allumer sa lampe.
La pièce ne mesurait pas plus de dix pieds carrés ; nulle part il n’aurait pu s’y tenir debout.
Dans un coin se trouvait un lit de camp, et, au centre, une couverture servait de tapis. Il sourit en apercevant une petite table sur laquelle n’était dressé qu’un couvert, mais Marette avait entassé des vivres pour dix personnes : une couple de coqs de bruyère, dont la peau avait la couleur dorée des noisettes, une large tranche d’élan, des olives, une boîte de cerises en conserve tout ouverte, un pain, des biscuits, du beurre, du fromage, une des précieuses bouteilles thermiques de Kedsty qui contenait sans doute du café ou du thé chaud.
Sur le plancher gisait un havresac, tout gonflé, et, posé à côté, une carabine Winchester. Il la reconnut : il l’avait vue au mur de la cabane de « Doigts-Sales ».
L’orage n’avait point cessé, et le bruit de la pluie contre les tuiles lui faisait physiquement apprécier l’abri sous lequel il se trouvait. Quand il eut quitté ses vêtements humides, il se frictionna avec vigueur et se prit à sourire en songeant au délicieux plaisir qu’il éprouverait à rencontrer Kedsty pour le saluer à la manière qu’il employa envers Mercer. Il aurait certainement un jour l’occasion de revoir l’ami Kedsty. Toute sa bonne humeur lui revint, et, pour compléter la réaction qu’il venait de prendre en se frictionnant, il se mit, quelques minutes, à boxer dans le vide un Kedsty imaginaire.
« Je serais certainement parvenu à lui remuer le sang », se dit-il en sentant les chaudes pulsations de son cœur, tandis qu’il entrait dans les vêtements préparés par Marette. Il éprouva cependant une certaine gêne en songeant qu’il se tenait caché à un moment où Marette était dans l’angoisse. Non, décidément, non, il ne la laisserait pas ici. Ce serait pour la nuit suivante. A son tour de la protéger.
Quand il eut acquis la conviction de vaincre la résistance de Marette, il osa s’asseoir devant la table, et fit disparaître quelques olives. Par scrupule, il ne toucha pas aux coqs de bruyère, mais il commença d’attaquer la tranche d’élan, et, sans s’en apercevoir, il l’acheva. Un morceau de fromage suivit, et l’idée lui vint de voir si la bouteille de Kedsty contenait du café ou du thé.
Il aurait bien voulu fumer une pipe. Peut-être, en ouvrant la lucarne, cela lui serait-il permis, mais la lucarne n’était pas à châssis mobile. Depuis un moment la pluie tombait avec moins de force, on pouvait apercevoir quelques étoiles entre les nuages. Bientôt le ciel se découvrit tout entier.
Kent éteignit la lampe et entr’ouvrit la porte de quelques pouces, pour écouter, maintenant que le bruit de la pluie avait cessé. Mais aucun éclat de voix n’était perceptible.
Laissant la porte entr’ouverte, il s’assit sur son lit, le dos au mur, et demeura immobile durant un temps qui lui parut interminable. Il voulut voir l’heure. Il fallait pour cela fermer la porte, frotter une allumette et il s’en sentit incapable. Il lutta contre lui-même, puis contre O’Connor qui essayait de le dissuader de se rendre au bateau de Sanderson… Il dormait.
Il ne sut combien de temps il était resté plongé dans le sommeil, quand il fut soudain réveillé par un bruit. Était-ce un cri ? Il en douta d’abord en reprenant ses sens, mais, sous l’effet de l’anxiété, il en devint certain.
Il alla vers la porte. Un rayon de lumière traversait le corridor devant la chambre de Marette.
Sans chaussures, le revolver à la main, il s’avançait prudemment, lorsqu’il entendit, partant du rez-de-chaussée, un son plaintif.
N’hésitant plus, il se dirigea rapidement vers la chambre de Marette et y jeta un regard. Le lit n’était pas défait et la chambre était vide.
Un frisson lui glaça le cœur et une impulsion à laquelle il n’essaya pas de résister le poussa vers l’escalier. L’impulsion devenait un ordre. Le devoir l’appelait en bas.
La grande chambre du rez-de-chaussée était tout éclairée, la porte largement ouverte.
Marette se tenait debout, immobile contre la table de travail au-dessus de laquelle pendait une grande lampe en cuivre. Kent la vit de profil. Il fut frappé par l’attitude de la jeune fille dont les yeux étaient rivés sur le plancher ; ses cheveux, pendant autour d’elle, brillaient sous la lumière comme un manteau de zibeline. Elle aurait bien pu l’entendre, car il n’avait plus cherché à dissimuler le bruit de ses pas.
Il s’avança pour voir ce qu’elle regardait ainsi, et il aperçut Kedsty sur le sol, les bras étendus.