La Vallée du Silence
CHAPITRE X
L’IRONIE DU SORT
Kent comprit combien son acte était insensé quand il se releva. Par cet acte, il venait de perdre toute chance de gagner le fleuve.
A la clarté des étoiles, il aperçut des gens qui se précipitaient vers lui ; mais il était dans un tel épuisement qu’il ne pouvait songer à lutter ni à courir. Ses muscles, inaccoutumés à l’effort qu’il venait de fournir dans sa rage de vengeance, se relâchaient. La vigueur sur laquelle il avait compté pour s’évader l’abandonnait. La tête lui tournait. Il sentit quelque chose se détraquer en lui, et il crut qu’il s’évanouissait.
Des voix l’enveloppaient ; une chose froide et dure comme une mâchoire lui serra le poignet.
Il reconnut enfin le constable Carter, bras droit de Kedsty à la caserne, et le vieux Sands, l’intendant de Cardigan. Ses idées lui revenaient, il agita les mains, les sentant engourdies, et il vit luire l’acier des menottes.
Comme Sands était penché sur Mercer, Carter disait à Kent d’une voix basse :
— C’est bien fâcheux, ce qui arrive. Je t’ai vu de la fenêtre quand Mercer a crié. Pourquoi t’es-tu arrêté ? Il fallait filer.
Mercer, le visage tuméfié et méconnaissable, se relevait avec l’aide de Sands. Il se lamentait, pleurait comme un veau et, dans sa frayeur, il suppliait Kent de ne plus recommencer à le battre.
Carter entraîna doucement James Kent, en lui disant :
C’est une bien pénible, très pénible corvée pour moi ; mais la loi exige que je te conduise à la caserne.
Kent jeta un dernier regard vers les étoiles, et ses poumons s’emplirent de cet air frais qu’ils avaient respiré avec tant de joie dans l’instant merveilleux qui précéda la rencontre de Mercer.
Il avait perdu la partie, et cela à cause de Mercer. Il serra les dents et ne répondit point à Carter. Mais celui-ci, qui avait dans les veines du sang rouge des hommes du Nord, devinait ce qui se passait dans le cœur de son camarade, dont il sentit le raidissement en le tenant par un bras tandis qu’il l’emmenait.
Pelly, de service, l’enferma dans une des trois cellules récemment construites derrière le bureau du détachement.
Laissé seul, Kent se laissa tomber sur le record de sa couchette ; et il connut les affres du désespoir.
Ironie du sort ! C’est à James Kent qu’on avait demandé le plan des nouvelles cellules. Elles étaient capables de déjouer tous les stratagèmes et les ruses des prisonniers en humeur de s’évader. Il en avait attentivement surveillé la construction. Et le voici un des premiers occupants ! Il maudit de nouveau Mercer, en serrant ses poings impuissants.
La petite lucarne de sa cellule regardait le fleuve, dont il pouvait entendre maintenant le murmure tout proche. Le mouvement des vaguelettes, sur lesquelles se jouaient les étoiles, lui produisit le même effet qu’un ricanement moqueur.
Il retourna vers sa couchette. Renonçant à toute lutte, il s’abandonna longtemps à un morne désespoir, la tête dans les mains.
Quand il se releva, une chose merveilleuse frappa ses yeux. Dans l’obscurité de la cellule, filtrait un rayon d’argent. La lumière de la lune naissante passait à travers les barreaux de la petite fenêtre ; c’était une chose vivante. Fasciné par elle, il la suivit jusqu’à cette ouverture d’un pied carré, et, de là, il aperçut le globe rouge et magnifique, qui se levait sur les forêts et versait sa clarté sur le monde. Pendant un moment il ne vit rien que la lune emplissant le cadre de sa fenêtre. Et comme il se tenait immobile, la figure inondée de lumière, il sentit se dresser en lui tous les fantômes de ses anciens espoirs. Un à un, ils reparaissaient. Il étendit les mains comme pour leur communiquer ce fluide magique qui l’enveloppait ; son cœur battait plus fort dans la gloire du lever de la lune. Le murmure railleur du fleuve se mua en un chant d’espoir. Les doigts agrippés aux barreaux de la petite fenêtre, Kent sentit se réveiller son esprit combatif. Il en fut envahi. Le désespoir vaincu, il contempla la lune, qui passait du rouge au jaune d’or, dans son ascension vers les sommets, et il s’émerveilla devant le miracle de la lumière qui n’avait jamais manqué de l’émouvoir.
Puis il se prit à rire. Si Pelly et Carter l’avaient entendu, ils l’auraient cru fou. C’était en effet une sorte de démence : la confiance en soi retrouvée, une foi sans bornes, un optimisme capable de transformer les rêves en réalités. Il regarda de nouveau à travers les barreaux de sa cellule. Le monde était toujours là. Là aussi coulait le fleuve. Toutes les choses pour lesquelles il valait la peine de vivre se trouvaient là ! Il voulait lutter. Pour l’instant il ne se demandait point comment. En constatant une seconde fois l’ironie du sort qui lui avait fait bâtir sa propre prison, il se prit à ricaner.
Il s’assit de nouveau sur le bord de sa paillasse. Une petite armée de formes noires et blanches défila devant ses veux, figures chargées de haine et de désespoir, figures braves avec la gaîté de l’espoir, figures glacées par l’épouvante de la mort. C’étaient tous ceux qu’il avait conduits jadis vers la prison. Comme ils devaient se moquer de lui à cette heure !
Parmi ces spectres, sinistre cortège témoignant de ses prouesses de chasseur d’hommes, il vit celui d’Antoine Fournet sortir du groupe confus et s’approcher de lui.
C’était précisément Antoine que Kent avait dernièrement conduit dans la cellule où lui-même se trouvait maintenant.
Antoine le Français, à la taille haute, aux cheveux noirs, au rire sonore et intarissable, qui, la veille de sa mort, faisait trembler les vitres du bureau de Kedsty, Antoine lui apparaissait comme un dieu. Il avait tué un homme, et, en brave, ne l’avait point nié. Dans son corps de géant, il possédait un cœur aussi doux que celui d’une jeune fille. Cependant il s’était enorgueilli de son meurtre et l’avait glorifié par des chansons durant son court emprisonnement. Il avait tué l’homme blanc de Chippewyan qui vola la femme de son voisin ; car Antoine avait pour maxime : « Faites aux autres ce que vous voudriez qu’ils vous fissent » ; et il avait pour son voisin le grand amour qui existe entre les hommes vivant dans les vastes forêts du Nord. Son voisin était faible, lui était fort, fort comme un taureau ; aussi, à l’heure propice, il se chargea de la vengeance. Quand Kent enferma Antoine, le géant se moqua de l’étroitesse et de la solidité incontestable de la cellule, puis il se mit à rire, et il chanta d’une voix retentissante pendant les quelques jours de répit qu’on lui laissa avant la mort. Lorsqu’il mourut, ce fut avec le sourire glorieux de quelqu’un qui s’acquitte, à peu de frais, d’un grand méfait.
Kent s’était affligé d’avoir été désigné pour arrêter Antoine. Il s’était dit que jamais il ne pourrait se montrer l’homme que fut celui-ci.
Il vit Antoine revenir pour s’asseoir sur le bord du lit où il avait dormi plusieurs nuits. Les lointains échos de ses rires et de ses chansons remplissaient les oreilles de Kent ; son grand courage se répandit comme un effluve salutaire dans la cellule illuminée. Aussi quand le sommeil le prit, James Kent eut la certitude que l’âme de ce superbe mort lui avait communiqué un courage qu’il n’aurait pu obtenir d’aucun vivant.
Antoine Fournet lui réapparut dans son sommeil, et de même l’image d’un homme appelé « Doigts-Sales », qui lui donna une utile inspiration.