La Vallée du Silence
LA VALLÉE DU SILENCE
PROLOGUE
Avant que les minces rubans d’acier du chemin de fer eussent frayé leur route à travers les solitudes, le port d’Athabasca était le seuil pittoresque sur lequel devait poser le pied quiconque entrait dans le mystère de l’aventure du Grand Nord Blanc. On l’appelle encore Iskwatam, la « porte », porte qui s’ouvre vers les sources de l’Athabasca, l’Esclave et le Mackenzie. Il est très difficile de trouver Iskwatam sur la carte. Il y figure cependant. On ne pourrait l’oublier, car son histoire marque dans la vie des hommes une période de plus de cent quarante ans de romans tragiques et d’aventures.
Il est situé sur la vieille piste, à environ cent cinquante milles au nord d’Edmonton. La voie ferrée l’a rapprochée de ce centre de civilisation ; mais, derrière lui, les terres sauvages hurlent encore comme elles ont hurlé pendant mille ans et les eaux du continent roulent vers le nord pour se jeter dans l’océan Arctique. Il est possible que les beaux rêves des spéculateurs en terrains deviennent des réalités, car les plus avides de tous les aventuriers du monde, les assoiffés d’or, y sont venus, avec machines à écrire et sténographes, par le chemin de fer trépidant aux luxueux wagons-lits ; ils y sont venus pratiquer l’art de la réclame imprimée et la loi de l’Or, vendant les parcelles de terre à des acquéreurs pleins d’espoir qui habitent à plusieurs milliers de milles de là. « Refaites les autres comme ils vous referaient », telle est leur devise.
Avec la voie ferrée se sont introduites les légitimes affaires du troc et du commerce comprenant les trésors de ce Nord immense qui va des grands rapides de l’Athabasca jusqu’aux côtes de la mer Polaire. Mais plus belle encore que les rêves de fortunes réalisés en quelques semaines, règne, au fond des forêts, la croyance superstitieuse voulant que les esprits des malheureux qui ont péri dans les solitudes fuient à mesure que l’acier et la vapeur s’avancent. Les spectres de Pierre et de Jacqueline se seraient péniblement levés de leur tombeaux à Athabasca Landing[1] à la recherche d’une terre paisible encore plus au Nord.
[1] Autrement dit « Débarcadère de l’Athabasca ».
Ainsi les mains de Pierre et de Jacqueline, d’Henri et de Marie, de Jacques et de sa femme, ces mains brunies qui ont œuvré dans la contrée sauvage, gouvernent encore cette contrée au nord, à plusieurs milliers de milles d’Athabasca Landing, tandis qu’au sud les machines soufflantes traînent sur terre les marchandises qui, voilà quelques mois seulement, arrivaient par bateaux.
C’est sur le seuil d’Athabasca que les yeux sombres de Pierre et de Jacqueline, d’Henri et de Marie, de Jacques et de sa femme plongent dans les yeux bleus et gris, et humides parfois, d’une civilisation dévastatrice. C’est là aussi que le cri strident d’une locomotive folle de vitesse vient troubler les chansons séculaires du fleuve ; la fumée du charbon, flotte au-dessus de la forêt ; le phonographe grésille une réponse au violon ; et Pierre et Henri et Jacques ne se sentent plus les maîtres du monde quand ils arrivent des contrées lointaines avec leurs précieuses cargaisons de fourrures. Ils ne racontent plus, d’un air important et à voix vibrante, leurs aventures ; ils ne chantent plus leurs chansons sauvages avec le même entrain qu’autrefois, car maintenant il y a des rues à Athabasca Landing, des hôtels, des écoles, des lois et des règlements d’un nouveau genre, insupportables aux vieux voyageurs intrépides.
Oui, hier encore, le chemin de fer n’y était pas : un vaste monde désert s’étendait entre le Landing et la limite supérieure de la civilisation. Lorsque, pour la première fois, on raconta qu’une chose à vapeur perçait son chemin pas à pas à travers la forêt et le marécage infranchissables, cette nouvelle se transmit en amont et en aval des cours d’eaux sur une étendue de deux mille milles, comme une farce prodigieuse, une drôlerie stupéfiante, la fantaisie la plus cocasse que Pierre et Henri eussent jamais entendue. Au reste, quand Jacques voulait alors signifier à Pierre qu’il n’ajoutait pas foi à une de ses affirmations, il avait coutume d’employer ce dicton :
— Cela arrivera, M’sieu, quand la chose à vapeur viendra au Landing, quand les vaches paîtront avec l’élan, quand on récoltera le pain sur ces marais, là-bas.
Et la chose à vapeur fit son apparition, et les vaches broutèrent où avaient pâturé les élans, et l’on cultiva le blé au bord des grands marécages. C’est ainsi que la civilisation pénétra dans l’Athabasca Landing.
Le domaine des riverains s’étendait à deux milles au-delà du Port ; et le Landing, qui possédait seulement deux cent vingt-sept âmes avant l’installation du chemin de fer, devint la chambre de compensation, c’est-à-dire le centre d’échanges, de toute la contrée sauvage. Là venaient du Sud les marchandises que réclamait le Nord ; sur les rives plates du Landing on construisait de grandes péniches qui devaient transporter les marchandises au bout de la terre. De ce port partait pour de longues aventures la plus importante des flottes fluviales, et l’année suivante revenaient de petites péniches et de grandes pirogues chargées de fourrures.
C’est ainsi que, durant près d’un siècle et demi, de grands navires, filant à toute vitesse avec leurs équipages bruyants, descendaient le fleuve vers l’océan Arctique, tandis que de légères embarcations, emmenant des équipages non moins tapageurs, remontaient vers la civilisation le cours du fleuve Athabasca. Le cours supérieur de ce fleuve géant se perd dans les montagnes de la Colombie britannique, et l’on sait que les explorateurs Baptiste et Mac Leod moururent en voulant essayer de découvrir sa source. Après avoir passé le Landing, il s’en va lentement et majestueusement tout droit vers la mer Polaire. C’est sur l’Athabasca que s’engagent les flottes fluviales. Pour Pierre, Henri et Jacques, jusqu’à l’autre monde.
Où finit l’Athabasca commence l’Esclave qui se jette dans le grand lac de l’Esclave et, de la bande étroite de ce lac, le Mackenzie poursuit sa route jusqu’à la mer sur une distance de plus de mille kilomètres.
Sur cette longue piste d’eau, on voit et on entend beaucoup de choses. C’est la vie. C’est l’aventure. C’est le mystère, le romanesque et le hasard. Ces histoires sont si nombreuses qu’elles ne pourraient être contenues dans une bibliothèque. Elles sont écrites sur le visage des hommes et des femmes. Elles sont enfouies dans des tombes si vieilles que les arbres de la forêt ont poussé dessus. Épopées tragiques, contes d’amour, drames de la lutte pour la vie. Et plus on avance vers le nord, plus variées sont ces histoires.
Car le monde est inconstant, les climats aussi, et de même les races des hommes. Au Landing, au mois de juillet, il y a dix-sept heures de jour ; à Fort-Chippewyan, on en compte dix-huit ; à Fort-Résolution, Fort-Simpson et Fort-Providence, dix-neuf ; au Grand-Ours, vingt et une et à Fort-Mac-Pherson, tout près de la mer Polaire, de vingt et une à vingt-trois. Et en décembre, il y a autant d’heures d’obscurité.
Avec la lumière et les ténèbres, les hommes, les femmes et la vie changent. Mais Pierre, Henri et Jacques s’habituent à ces changements ; ils restent toujours les mêmes, chantant leurs anciennes romances, gardant au fond d’eux-mêmes les mêmes amours, caressant les mêmes rêves et adorant les mêmes dieux. Ils affrontent des milliers de périls et leurs yeux brillent toujours d’amour pour l’aventure.
Le tonnerre des cataractes et les grondements de l’orage ne les effrayent pas. Ils ne craignent pas la mort. Ils la saisissent à bras le corps, luttent joyeusement avec elle et sont fiers de l’avoir vaincue. Leur sang rouge est riche ; leur cœur est grand. Leur âme s’exalte vers le ciel. Cependant ils sont naïfs comme des enfants, et n’ont peur que des mêmes choses que redoutent les enfants. Dans leurs veines coule souvent un sang royal, car beaucoup de princes, de fils de princes et de nobles Français furent les premiers gentilshommes aventuriers qui vinrent avec des manchettes aux poignets et la rapière au côté, il y a de cela deux cent cinquante ans, pour chercher des fourrures qui valaient plusieurs fois leur pesant d’or. C’est de ceux-là que descendent la plupart des Pierre, Henri et Jacques avec leurs Marie, Jeanne et Jacqueline.
Leurs voix répètent beaucoup d’histoires. Parfois, elles les chuchotent doucement comme des brises ; car il y a des faits sinistres et étranges qui doivent être prononcés à voix basse.
Ces histoires ne noircissent pas les pages de livres. Les arbres les écoutent auprès des feux des camps, à la veillée. Les amoureux les racontent quand brille le soleil. Quelques-unes sont chantées. D’autres, glorieuses épopées du Wild, ont été transmises d’une génération à l’autre. Et chaque année on entend de nouvelles histoires de bouche en bouche, d’une case à l’autre, des confins méridionaux du Mackenzie jusqu’à l’extrême bord du monde au port d’Athabasca. Car les Trois Fleuves engendrent toujours du romanesque, de la tragédie et de l’aventure.
On se souviendra toujours de l’histoire de Follette et de Ladouceur, qui firent le pari insensé de nager à la Chute de la Mort, au péril de leur vie, pour l’amour d’une jeune fille qui les attendait au bas. Jamais on n’oubliera non plus Campbell O’Doone, le géant à la tête rouge du Fort-Résolution, qui lutta contre toute une brigade pour fuir avec la fille d’un capitaine de petit bateau.
Et la brigade aimait O’Doone, bien que battue par lui, car ces vigoureux hommes du Nord estiment le courage et l’audace.
L’épopée du bateau perdu — certains disaient l’avoir vu disparaître sous leurs yeux, puis flotter un instant à la surface et s’envoler à toute vitesse dans les cieux — fut racontée maintes et maintes fois par des gars au visage rude, et dont la prunelle couve dans sa profondeur la flamme d’une superstition qui ne veut pas s’éteindre. Ces mêmes hommes frissonnent en répétant, sans se lasser, l’étrange et increvable légende de Hartshope, l’Anglais aristocrate qui débarqua, le monocle à l’œil, avec un luxe inouï de bagages, prit part à une guerre de tribus, devint le chef de la tribu des Côtes-de-Chiens et épousa une petite beauté indienne, aux yeux sombres et aux cheveux lisses.
Mais les plus intéressantes et les plus effarantes des histoires qu’on raconte là-bas sont celles du long bras de la Loi — ce bras qui s’étend à deux milliers de milles du port d’Athabasca jusqu’à la mer Polaire, le bras de la police montée du Nord-Ouest.
Parmi ces histoires, c’est celle de Kent que nous allons faire revivre, de Jim Kent et de Marette, cette merveilleuse petite déesse de la Vallée du Silence, cette charmeuse dont les veines charriaient le sang d’hommes combatifs et d’anciennes reines.
Cette histoire se passait avant l’apparition du chemin de fer.