La Vallée du Silence
CHAPITRE XV
PERPLEXITÉ
Kent, le revolver en main, l’oreille collée contre la porte, ne put entendre que les premières paroles échangées entre Kedsty et Marette.
— Vous êtes donc ici ? s’écriait Kedsty avec fureur.
— Si vos yeux ne vous trompent pas, répondait sèchement la voix de Marette.
— Vous avez eu l’audace de faire évader Kent ?
— Je ne puis le nier.
— Vous avez fait croire à Pelly et à ses hommes qu’on allait piller le bateau de Sanderson ?
— Il fallait bien un prétexte. Aurais-je pu tenter le coup en pleine caserne sans avoir fait un certain vide autour de Kent ?
— Et après avoir lancé cette bande de crétins sur le chemin de la digue, vous êtes revenue pour menacer cette sacrée moule de Pelly de votre mauvais petit revolver.
— Ne blâmez pas Pelly, il s’est montré très crâne.
— Il restera quelques mois où vous l’avez mis.
— Non, vous le ferez sortir pour ne pas allonger la liste de… ce que vous savez.
— Vous allez d’abord me dire de quel côté est allé mon gredin.
Une porte claqua. Kent n’entendit plus qu’un bruit confus de voix.
Il éprouva sur le moment une angoisse pareille à celle qu’il avait ressentie lorsque Marette alla avec Pelly prendre dans le bureau du détachement la clef de la cellule. Il en était comme paralysé. Mais les circonstances n’étaient plus les mêmes. Il avait à présent sa liberté d’action, il pouvait se précipiter au secours de Marette. Il entr’ouvrit la porte afin de mieux entendre les voix. Au premier cri de Marette, il serait en bas. Il souhaita presque d’entendre ce cri. Les choses prendraient une franche tournure. En vingt secondes, il tiendrait Kedsty au bout de son arme.
Peu à peu il se raisonna. Kedsty n’était pas homme à frapper une femme. Alors seulement il s’étonna du ton de voix avec lequel elle l’avait supplié de ne pas se montrer. Supplié, c’est le mot qu’elle avait employé avec une physionomie soudain craintive après s’être montrée si autoritaire. Elle craignait donc Kedsty ? Qui était-elle pour Kedsty ? Pourquoi se cachait-elle sous son toit ? Elle craignait Kedsty, car ses lèvres avaient une singulière contraction quand elle dit : « Ne vous montrez pas ». Et Kedsty prouvait, par sa conduite précédente, qu’il redoutait Marette. Que s’était-il donc passé entre eux ?
Les éclats de voix devinrent plus violents. Si Kedsty voulait emmener Marette à la caserne !… Elle n’avait pas prévu cette éventualité, fort plausible pourtant. Il était prêt à bondir dans l’escalier. La voix seule de Kedsty continua à bourdonner.
A se tenir immobile, le corps raidi, il ressentit une fatigue douloureuse. Il s’assit. Le discret parfum de poudre de lilas lui fit revoir Marette le jour où elle vint le visiter à l’infirmerie de Cardigan…
Il n’avait encore porté aucune attention à la pièce dans laquelle il se trouvait. Il savait que cette chambre avait été celle de Kedsty, mais plus aucune trace n’en restait. Elle était pleine d’objets de toilette dont le nombre et la variété l’étonnèrent.
Il aurait pu se croire dans le boudoir de la fille du gouverneur général, mais non certes dans une cabane d’Athabasca Landing. Sur le parquet, contre la table de toilette, était posée toute une rangée de chaussures, de ravissantes merveilles, toutes montées sur hauts talons : des bottines à boutons et à lacets, jaunes, noires, blanches, de délicieuses petites pantoufles blanches en chevreau, d’autres en étoffe, ornées de jolis rubans et de boucles dorées.
Il ne put s’empêcher de prendre dans ses mains un minuscule soulier en satin, dont la pointure le fit sourire. Ce luxe de chaussures n’était rien à côté de la profusion d’étoffes légères, parées de dentelles fines comme de la toile d’araignée et de broderies précieuses.
— Qui était Marette Radisson ?
L’étalage qu’il avait sous les yeux dénonçait le caractère fantasque d’une fille désœuvrée, folle de fanfreluches, susceptible d’enthousiasmes courts et futiles. Ce n’était pas le caractère de Marette. Alors que penser ?
La porte de la pièce où se tenait Kedsty et Marette Radisson s’ouvrit violemment. Kedsty piétina un instant dans le corridor comme un taureau furieux, et la porte du corridor claqua sous une poussée si brutale que toutes les vitres de la maison en tremblèrent.
Elle entra les mains tendues pour saisir celles de Kent.
— Vous… Vous n’êtes pas venu en bas ?
— Non.
— Vous n’avez rien entendu ?
— La voix de cette brute seulement, mais je n’ai pu distinguer un seul mot de votre discussion.
Elle s’assit avec un soupir de soulagement.
— Vous êtes sage, Kent, je suis contente de vous.
La légère altération de sa voix, son effet visible pour se dominer et un étrange sourire trahissaient son trouble.
— Il faut en finir, Marette. Je ne veux plus que vous vous exposiez à des émotions pareilles. Je ne vous écoute plus. Nous devons partir.
— Je viens presque de décider Kedsty à vous laisser partir sans vous inquiéter. Je reviendrai à la charge : il ne peut me refuser cela.
— Kedsty ?
— Oui. Dans cinq jours passera la brigade de Jean Lassalle. Vous vous embarquerez avec Lassalle qui se rend dans le Nord.
— C’est un piège de cet hypocrite, de ce traître qui veut s’emparer de moi.
— Il me donnera sa promesse formelle. Il sait ce qui l’attend s’il ne s’exécutait pas.
— Non, Marette, je ne puis vous laisser entre ses mains.
— Je n’ai rien à craindre ici. Kedsty n’a plus pénétré dans cette chambre depuis le jour où votre ami, le géant à la tête rouge, nous a rencontrés. Il n’a même pas mis le pied sur la première marche de l’escalier. C’est la ligne de mort. Il ne la franchira pas. Mooie veille sur moi, et il ne demanderait pas mieux que d’envoyer Kedsty dans l’autre monde. Lorsque j’ai dû m’absenter pour… ce que vous appelez mon affaire, Kedsty a cherché à me retenir. J’étais déjà dans la barque. Mooie est survenu par hasard. Kedsty a cru sans doute qu’il venait pour moi, il s’est dissimulé derrière des roseaux et a porté par derrière un grand coup de son bâton ferré sur la tête de l’Indien. Mooie n’en est pas mort, il sait d’où vient le coup, et je n’aurais qu’un mot à dire… vous me comprenez. Ainsi vous pouvez partir sans vous tracasser sur mon compte, Kent. Je suis en sûreté.
Elle avait voulu prendre un ton d’énergie en prononçant ces dernières paroles, mais Kent sentit qu’elle était à bout de forces. Il lut dans les yeux de Marette une grande tristesse et il pensa que cette tristesse lui permettrait de vaincre son obstination.
— Eh bien, soit ! Admettons que je parte comme vous me dites. Que ferai-je ensuite ?
— Vous devez oublier ce qui s’est passé et ne pas songer à ce qui peut arriver. Vous ne m’aiderez en rien. Au contraire, vous risquez de me porter tort.
— Vous voulez que je vous oublie, vous aussi ?
— Je ne dis pas cela, Kent, non, pas cela. Plus tard, dans quelque temps… dans quelques années, si le hasard de votre route vous conduisait dans la Vallée du Silence, peut-être m’y retrouveriez-vous.
— Désirez-vous que je vous revoie ?
— Pourquoi cette question ? Il me semble qu’elle est inutile. C’est au delà du pays du Soufre que vous devez vous rendre pour trouver la Vallée du Silence. On passe par la brèche entre le pays du Nord et le Nahani du Sud, ne vous trompez pas, Kent, si vous tenez vraiment à y aller. En passant par Dawson et par Skaway, vous feriez un long détour inutile… La police ne vous trouvera pas chez nous… Je vous en dirai plus long avant l’arrivée de la brigade de Lassalle, mais ce soir, je dois me taire.
— Bon ! Puisque vous m’indiquez si bien mon chemin, c’est que vous désirez que je le prenne. Je ne tiens pas à en savoir davantage, Marette. Ça me suffit, vous me remplissez de joie… Maintenant, préparez-vous. Ce chemin, nous allons le suivre ensemble.
Elle eut un geste de dépit. Il crut d’abord se tromper, mais il vit que le visage de Marette exprimait de l’indignation, il en fut d’autant plus frappé qu’elle lui dit d’une voix presque aphone :
— J’avais une grande foi en vous, Kent, je pensais que c’était réciproque.
Depuis qu’elle s’était assise, il avait marché dans la pièce, évitant de trop s’arrêter devant elle, surtout dans ces derniers instants. Il s’empara d’un siège et s’assit à côté d’elle.
— Marette, une dernière fois, vous tenez donc à ce que je parte sans vous ?
— Je ne cesse de vous le répéter.
— Eh bien, dit-il avec un soupir rauque, je partirai. Mais à une condition.
— Je ne veux pas qu’il y ait de condition ! répliqua-t-elle avec force, mais une douceur passa dans ses yeux.
— Une condition qui ne peut vous gêner. C’est de répondre à une question qui ne concerne que vous et moi. Je respecte votre secret, mais je désire savoir, non qui vous êtes — vous êtes mon âme — je veux que vous me disiez ce qui vous a poussée à… vous intéresser à moi, qui vous étais certainement inconnu.
— Ce n’est que cela ! s’écria-t-elle étourdiment.
Et il vit reparaître une seconde la Marette moqueuse de tantôt.
« Ce n’est que cela ! Oh ! mon pauvre ami, c’est bien simple. »
Elle pencha la tête un instant, comme pour se recueillir, et, dans les quelques mots qu’elle dit ensuite, dix fois peut-être sa voix changea de nuances, comme un lac qui reflète en avril un nuage balayé par le vent. Toute la richesse de sa nature si complexe et spontanée se révéla dans sa voix flexible qui, aux derniers mots, fut un soupir d’amour.
— Je puis vous satisfaire aisément… Oui, au fait, je comprends que vous soyez intrigué. Je viens de passer quatre ans à Montréal… Une hypocrisie !… Quel contraste avec chez nous où les gens sont si francs, si vraiment cordiaux ! On m’a habillée en poupée. Vous ne m’apprendriez rien en me disant que mes souliers ont besoin d’un coup de sécateur au talon… La raison pour laquelle je continue à m’habiller comme dans la mascarade de Montréal et qui m’a conduite ici, je dois vous la taire… A Montréal, j’avais appris à détester les hommes, et j’ai été prodigieusement séduite par votre acte : ce beau mensonge. J’ai pensé : voilà un être qui n’est pas de la trempe des autres. Cardigan était déjà perplexe, il craignait que vous ne pussiez survivre à votre blessure. C’est ce que m’a dit Kedsty qui, lui, était persuadé que vous en réchapperiez. Alors, j’ai tenu à vous voir… C’est tout simple. J’ai voulu vous aider parce que je ne pouvais m’en empêcher, parce que… — il est bien sûr que vous partirez dans, cinq jours, seul, n’est-ce pas ?… — parce que je vous aimais… Eh oui !
— Marette ! Mais vous paraissez triste !
— Non, dit-elle d’un ton qui pourtant ne démentait pas la mélancolie de son regard.
Mais elle se leva vivement, en secouant la tête, les sourcils froncés. Toute son énergie s’était réveillée.
— Kedsty m’a promis de vous aider à fuir. Il hésitait encore. Oh ! il cédera, il cédera… En me quittant, il piétinait de rage. L’idée n’est pas encore bien enfoncée dans son cerveau. Je la lui enfoncerai mieux. Elle y entrera, je vous assure. Il retournait à la caserne. Il pourrait rebrousser chemin et revenir d’un moment à l’autre. Je ne vous ai pas encore montré votre cachette. Ne perdons plus de temps. Je prends la lampe, suivez-moi.