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La Vallée du Silence

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CHAPITRE XIX
LA CABINE

L’embarcation possédait une petite cabine de huit pieds de long sur six de large et dont le plafond était si bas que Kent à genoux l’aurait touché de la tête.

Le bateau bien lancé dans le courant, Kent voulut procéder à l’installation de Marette. A la lueur d’une allumette, il aperçut une bougie, plantée dans un morceau de bouleau fendu et fixé contre une paroi.

Quand il l’eut allumée, en jetant un coup d’œil autour de lui, il bénit à nouveau « Doigts-Sales ». Le bateau avait été aménagé pour un voyage. Comme des deux passagers, l’un ne devait guère quitter le gouvernail, il n’y avait qu’une seule couchette dans la cabine. On avait cependant trouvé moyen d’y loger une chaise-longue cannelée, très confortable, et un tabouret. Il s’y trouvait un petit poêle avec une bonne provision de bois sec, et, sous l’étroite fenêtre, un buffet pouvant servir de table, et dans lequel étaient empilés de nombreux paquets.

En voyant tout cela, Kent put songer à une maisonnette d’enfant. Il se débarrassa de son fourniment et céda la place à Marette.

Marette s’empressa d’allumer un bon feu dans le petit poêle ; quand le bois commença à pétiller joyeusement, et que l’air se fut adouci de chaleur, elle appela son compagnon.

En entrant comme un grand chien mouillé, courbé presque jusqu’à toucher le plancher de ses mains, Kent sentit le ridicule de son attitude, l’incongruité de son grand corps dans cette maison qui ressemblait à un jouet.

Marette avait retiré sa toque. Elle aussi devait se courber dans cette cabine haute de quatre pieds, mais elle n’y semblait pas aussi grotesque que lui. Ses cheveux tout trempés étaient collés à ses tempes et à ses joues. Ses pieds, ses bras et une partie de son corps étaient mouillés, mais ses yeux brillaient et elle souriait à son ami. Elle ne pensait plus au tonnerre, aux éclairs, à Kedsty gisant dans le bungalow ; elle ne songeait qu’à lui.

Il se mit à rire franchement. C’était joyeux et émouvant, ce petit intérieur tiède après les fureurs de l’orage et dans le formidable bruissement du grand fleuve. La chaleur du poêle ne tarda pas à pénétrer leurs membres engourdis, et le gai craquement des petites bûches de bouleau leur fit oublier toute préoccupation. Comme ils étaient loin de tout à cette minute ! Les dangers qu’ils venaient d’encourir ne leur laissaient qu’une impression de petite misère en face du bonheur qui les attendait, qu’ils possédaient déjà, que Marette lisait sur le visage de Kent et que celui-ci admirait en Marette. Elle continuait à lui sourire des yeux et des lèvres dans la douce clarté de la bougie.

Mais cette clarté pouvait être aperçue de la rive. Que penserait-on de cette tache lumineuse glissant dans l’obscurité sur le fleuve ? Sur plusieurs milles de l’autre côté du Landing s’échelonnaient des cabanes de trappeurs et de pêcheurs dont il n’était pas précisément utile d’éveiller l’attention. Kent accrocha son caoutchouc, en guise de rideau, devant la fenêtre de la cabine.

— Nous voilà bien partis, dit-il alors en se frottant les mains. Ne croyez-vous pas que nous nous aurions mieux l’illusion d’être chez nous si j’allumais une petite pipe.

… On se sent ici en sûreté, n’est-ce pas ? reprit-il en commençant à bourrer sa pipe. Tout le monde doit sans doute dormir, mais si quelque marinier avait été pris d’insomnie, il aurait pu se demander quel était ce météore filant sur le fleuve. Nous n’avons pas besoin de mettre les gens au courant de notre petite affaire.

— Bien sûr, dit Marette, en se pelotonnant dans son coin.

— Je vais reprendre le gouvernail. Ne vous inquiétez pas. Il n’y a du reste aucun danger de naufrage pour le moment. Nous aurons au moins le temps de nous sécher. Sur trente milles, nous ne rencontrerons ni roche, ni rapide. Le fleuve est lisse comme un plancher de bal. S’il nous arrive de buter contre la rive, ne vous effrayez pas.

— Je n’ai pas peur du fleuve, répondit Marette avec un regard dont il se sentit fier. Où iront-ils nous chercher demain ?

Kent alluma sa pipe et eut un geste comique.

— Dans les bois, sur le fleuve, partout. Ils seront comme une fourmilière sur laquelle on a posé le pied. Naturellement leur premier soin sera de vérifier s’il ne manque aucun bateau ; mais ils ne comptaient pas sur le nôtre. Nous n’avons tout simplement qu’à surveiller ce qui se passe derrière nous, et à profiter de notre avance. Dormez bien tranquille. J’aurai l’œil pour empêcher le canot de faire une causette avec les sables de la rive.

Sur ces mots il sortit. Il n’y avait pas une demi-heure que Kent tenait la barre du gouvernail lorsque Marette vint le rejoindre.

— Je ne peux pas dormir, dit-elle en s’asseyant sur le plancher, contre lui.

Sa voix était câline, l’abandon de sa pose trahissait en elle l’amoureuse. Kent crut deviner qu’elle était prête à lui livrer son secret, mais il se garda de l’interroger tout de suite pour ne pas éveiller sa méfiance.

— Comme on se sent loin de tout danger, ici ! dit-elle. Mais je voudrais être sûre qu’on n’inquiétât point « Doigts-Sales » et nos amis à cause de nous.

— Ils sont bien trop fins pour se laisser soupçonner. Mooie n’est pas intervenu, n’est-ce pas, dans ce qui s’est passé en dernier lieu ?

— Non, dit-elle évasivement.

Et Kent sentit, au ton de voix de Marette, qu’elle se déroberait encore. Aussi, d’un ton détaché, comme s’il se fût agi d’un simple incident, il demanda :

— Au fait, voyons ce qui s’est passé ? Vous pouvez bien me le dire maintenant.

— Mais… je ne sais pas, Kent.

— Cependant, je vous ai trouvée en bas, auprès de lui.

— Je n’ai rien vu.

— Vous vous étiez évanouie ?

— Non. Je dormais dans ma chambre. Je m’étais endormie bien malgré moi. J’eus tout de suite un cauchemar. Un bruit me réveilla : une porte fermée avec violence. J’écoutais, et il me sembla entendre un gémissement, puis plus rien. Mais j’étais si inquiète que je suis descendue, et j’ai trouvé… ce que vous avez vu. J’étais paralysée. Je ne sais rien d’autre, Kent. Ne m’interrogez pas. Je ne veux plus que vous pensiez sans cesse à cette horrible chose.

Ils se turent un très long moment.

— Vous me soupçonnez toujours, Kent ? demanda-t-elle enfin avec une nuance d’ironie mutine, sûre de provoquer une protestation ou une excuse qui lui ferait retrouver tout son ascendant.

— Je cherche toujours.

— Inutile, vous ne connaissez pas le meurtrier.

— Vous le connaissez donc, vous ? Et vous venez de me dire que vous n’avez rien vu. Vous le connaissez ?

— Peut-être.

— Marette, pourquoi ce secret entre nous ?

— Combien faut-il de temps pour que nous soyons sûrement hors d’atteinte de la police ?

— Encore un jour et une nuit. Les premiers grands rapides franchis, on ne pourra plus nous rejoindre.

— Prenez patience jusque-là, Kent. Après, je vous dirai tout ce que je sais.

— Pas avant ?

— Non ?

— Je vous remercie de la confiance que vous me témoignez, dit-il sèchement.

Elle voulut lui prendre une main qu’il retira aussitôt.

— Pourriez-vous au moins m’expliquer la raison de votre silence… de cette marque de défiance ?

— Vous êtes insensé, Kent, répéta-t-elle avec force.

Et elle ajouta d’une voix ferme qui faisait contracte avec son attitude précédente :

— Je me tais, parce que vous ne devez rien savoir encore. Vous êtes bien convaincu, n’est-ce pas, que je ne suis pas coupable. Si nous étions pris, vous ne me laisseriez pas accuser, j’en suis certaine… Et si je veux me laisser accuser, moi ! Si je tiens à vous sauver le coupable ! Si j’ai un motif… un motif sacré pour tenir à lui !… Non, Kent, plus un mot. Vous ne me ferez rien avouer. Dans l’ignorance, vous ne serez pas tenté de commettre quelque folie.

Les premières lueurs de l’aube perçaient l’horizon. Une teinte blafarde se répandait sur la cime des arbres et rasait la surface de l’eau qui présentait, d’espace en espace, des gonflements où le courant devenait plus rapide. Kent y dirigeait le canot pour y trouver une plus grande impulsion. Dans cette vitesse accrue, il éprouvait un mouvement de colère. Contre qui ? Il n’aurait su le dire. Et au ralentissement de l’impulsion, un étrange sentiment de lassitude le prenait.

Plusieurs fois il se pencha sur Marette, qui dans son mutisme tenait la tête inclinée. Il put apercevoir, au jour naissant, le regard fixe et les traits rigides de cette entêtée qui se fermait à lui. Elle eut un brusque mouvement pour s’adosser contre la paroi du canot ; et bientôt elle s’abandonna aux larges balancements imprimés par le fleuve.

Quand il se pencha encore sur elle, il lui vit cette fois un sourire vague. Il lui posa une main sur l’épaule.

— N’est-ce pas que j’ai raison, Kent ? dit-elle d’une voix douce, endormie, intime, qui pénétra le cœur de Kent.

Avec le jour plus vif, une brise âpre courut sur le fleuve.

— Il faut rentrer, Marette. Vous auriez froid.

Doucement, il l’aida à se lever et lui prit la taille. Sans résistance elle se laissa conduire jusqu’à la couchette.

— Retirez vos souliers, Marette. Vos pieds doivent être froids comme la glace. Il faut les enfouir sous les couvertures.

— Oui, dit-elle de la même voix endormie.

Et pendant qu’il ravivait la flamme du poêle, il éprouva le même sentiment que sous les sapins, après la bourrasque, lorsqu’il avait épongé en silence le visage de son amie.

Maintenant au gouvernail, Kent ne ressentait plus ce fol élan qui l’eût fait crier de joie quand le canot avait été pris soudain par le courant du fleuve, mais, dans l’élargissement de son être, il lui sembla communier avec les forces du jour nouveau.

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